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Vers un changement de modèle à la Commission Européenne ?

By February 21, 2020 No Comments

À l’heure d’une prise de conscience généralisée des problèmes liés à l’environnement, allons faire un tour au sein des institutions européennes pour voir comment celles-ci réagissent à l’opinion. Cette interview avec un fonctionnaire européen nous plonge dans les nouvelles pratiques européennes face à un cas concret : la production du cacao, responsable majeure de la déforestation des forêts primaires en Afrique de l’Ouest.

On parle beaucoup de la crise environnementale. Défi majeur du 20ème siècle pour les uns, échec des générations précédentes pour les autres, force est de constater que l’environnement est profondément affecté par l’activité humaine. Ne rien faire pour enrayer cette tendance éco-destructrice sera peut-être considéré dans quelques décennies comme un crime contre les populations des pays les moins aptes à se protéger de la montée des eaux, la hausse des températures, la désertification et autres phénomènes destructeurs. Les médias s’emparent donc de cette tendance et beaucoup d’encre a coulé à propos de l’inaction face aux enjeux environnementaux et sur les déclarations des puissants de ce monde cherchant à satisfaire des citoyens de plus en plus acquis à la cause du climat. Nos institutions semblent peu à peu prendre acte de ce désir de changement : la Commission Européenne, à l’issue des élections parlementaires européennes de 2019, semble avoir mis l’accent sur la transition écologique. Dans un communiqué de presse du 11 décembre 2019, la Présidente de la Commission Ursula Von der Leyen annonçait les grandes lignes du Green Deal [ou Pacte Vert] européen. S’agit-il d’une tentative de green-washing ou un changement de fond a-t-il eu lieu en 2019 au sein des institutions européennes ? Armé de cette interrogation, j’ai rencontré Régis Méritan, Senior expert à la Commission Européenne. Ingénieur agronome de formation, il débute sa carrière au Ministère des Affaires étrangères en tant qu’agroéconomiste et est envoyé en mission aux îles Comores, à Sao Tomé puis à Madagascar. Plus tard, il intègre la Commission Européenne et s’éloigne un temps des questions de sécurité alimentaire et d’agriculture, mais revient quelques années plus tard dans son domaine d’expertise. Aujourd’hui à Bruxelles, il travaille au sein d’une équipe qui a pour mission de jouer le rôle d’interface entre les secteurs privés et publics de filières agricoles, notamment la filière du cacao. Il est au cœur des politiques européennes de coopération et d’aide au développement avec des pays dits ‘en développement’. En vacances dans les Alpes. Il accepte de me recevoir chez lui et me fait part de deux petits séismes récents qui ont eu lieu à la Commission Européenne et dans le milieu du cacao ; deux séismes qui modifient en profondeur ses missions et son travail.

Q1 : Bonjour Régis, pouvez-vous nous expliquer quels événements récents ont bousculé le contexte de votre travail ?

Un événement majeur est survenu en début juillet 2019 à Abidjan, Côte d’Ivoire : les deux principaux pays producteurs de Cacao (Ghana et Côte d’Ivoire) sont parvenus à imposer une prime additionnelle au prix de marché de US$400 par tonne de cacao à l’industrie du cacao. Baptisée ‘différentiel de revenu de subsistance’, cette initiative est justifiée par le Ghana et la Côte d’Ivoire par la recherche d’un prix et d’un niveau de vie décents pour les producteurs de cacao. Elle a pour conséquence de faire augmenter fortement le prix du cacao qui sera autour de US$2,600 la tonne en 2020.

En parallèle, suite aux élections européennes de mai 2019 et à la poussée des Verts au Parlement européen, la nouvelle Commission dirigée par l’Allemande Ursula Von der Leyen a placé en haut de son agenda politique le ‘Green Deal’ européen (ou Nouveau Pacte Vert). La dimension extérieure de ce Green Deal se fait sous l’égide du Commissaire pour les partenariats internationaux notamment via la coopération internationale et l’aide au développement, où nous intervenons. Du fait de cette nouvelle priorité tout ce qui touche à la lutte contre le réchauffement climatique est encouragé, notamment la lutte contre la déforestation dans le cadre de l’agriculture. L’époque où l’intensification de l’agriculture industrielle était seule en haut de l’agenda semble révolue.

Q2 : Quel but se fixe la Commission concernant la filière du cacao ?

L’Union Européenne a décidé de soutenir l’initiative du Ghana et de la Côte d’Ivoire avec l’argument suivant : la Commission soutiendra politiquement et financièrement une hausse du prix du cacao à condition que cette initiative soit combinée à un arrêt total de la déforestation et du travail des enfants dans ces deux pays. La production agricole de cacao au Ghana et en Côte d’Ivoire est directement liée à la diminution du couvert forestier depuis 20 ans. C’est donc le cœur du dialogue politique que la Commission entretient avec ces deux pays actuellement. Il faut voir si l’on peut faire du cacao, aujourd’hui issu de la déforestation, un produit durable. On change de produit : celui-ci internalisera les coûts environnementaux et sociaux liés à sa production. Contrairement à la démarche du commerce équitable qui laisse aux consommateurs le choix de choisir ou non un produit qui internalise ces coûts, les consommateurs européens n’auront plus le choix. Ils payeront plus cher, mais achèterons un produit durable. Il est possible de suivre cette démarche parce que dans le prix d’une tablette de chocolat noir standard, le prix du cacao ne représente guère plus de 5% du prix total. C’est donc possible de faire significativement augmenter les revenus des producteurs qui peuvent alors changer de pratiques, tout en ayant un impact minime sur les consommateurs. Il s’agit d’un exemple concret de ‘Green Deal’ sur un produit : faire se refléter dans le prix des pratiques durables, sachant que les pratiques durables ont un coût et doivent être financées.

Q3 : Pourquoi les pays producteurs de cacao accepteraient-ils de porter les intérêts environnementaux de l’Union Européenne ? Sont-ils sensibles aux enjeux de la déforestation ?

Les Ghanéens et Ivoiriens sont des habitants de la planète donc eux aussi concernés et en partie sensibilisés. Il est cependant clair que le consommateur européen est beaucoup plus sensibilisé que le consommateur africain. En outre, sur le cacao, les Africains n’en consomment pas… Au contraire les Européens ont une responsabilité particulière : nous importons et consommons 2/3 de la production mondiale. Les pays producteurs ont intérêt à limiter l’augmentation de la production (et donc à limiter la déforestation) pour supprimer l’excédent d’offre qui selon les lois du marché fait baisser le prix. Cela leur permettra donc de maintenir un prix plus élevé.

Tout ce travail passe par des négociations, des explications, des accords et du dialogue. Ce dialogue à mener sur les politiques publiques et économiques est au cœur de notre travail. La Commission a pour ambition de limiter et réguler la déforestation importée [les produits importés issus de la déforestation]. Il faut mettre en place ces régulations en partenariat avec les pays producteurs parce que le travail des enfants et la déforestation ne sont pas des valeurs mesurables qui se reflètent dans le produit (comme les résidus de pesticides par exemple). Il faut donc trouver des accords avec ces pays souverains et les accompagner. Il s’agit là d’une situation win-win : eux peuvent vendre plus cher leur produit, nous pouvons prendre nos responsabilités dans la lutte contre les problèmes environnementaux.

Q4 : Qui sont vos interlocuteurs et comment la nouvelle Commission impacte-t-elle votre travail ?

Nos interlocuteurs sont toutes les parties qui interviennent dans la chaine de valeur : les gouvernements, les organisations de producteurs, l’industrie (traders et entreprises) … Mais dans le cas du cacao nos interlocuteurs essentiels ce sont les gouvernements du Ghana et de la Côte d’Ivoire, étant donné que ce sont d’eux que provient l’initiative sur les prix. En Côte d’Ivoire par exemple, 2 millions de tonnes sont produites par an, avec en moyenne un prix de $2500 la tonne. Cela représente $5 milliards par ans pour un pays dont le PIB est autour de $35 milliards.  Autrement dit, la production de cacao représente 12% (ou 1/7) du PIB de la Côte d’Ivoire ! Pour les gouvernements, c’est donc une question essentielle. Il m’arrive de discuter avec les ministres du Commerce de ces deux pays au cours de réunions techniques. Ce que je leur raconte, ils en prennent note ! [rires] Mais ce qu’ils souhaitent ensuite c’est rencontrer leur alter ego, rencontrer le Commissaire du Commerce [Phil Hogan] ou la Commissaire des Partenariats internationaux [Jutta Urpilainen] par exemple. Or grâce au Green Deal, ce genre d’opération devient une priorité politique, ce qui facilite sa mise en œuvre : nos propositions sont plus audibles et bénéficient d’une meilleure visibilité, on nous octroie plus de moyens financiers et humains, les commissaires sont plus enclins à rencontrer les gouvernements sur ces sujets. Cela devient plus facile de les faire se rencontrer. C’est actuellement en cours et cela devrait se concrétiser cette année 2020. On va voir !

Q5 : Le cacao semble être un cas d’école. Est-ce un ‘Green Deal’ réplicable sur d’autres produits comme le café par exemple ?

Le cacao présente des caractéristiques qui rendent la tâche plus facile. Premièrement il n’est produit que par des pays en développement et consommé que par des pays riches. Il n’y a donc pas de concurrence avec un autre pays de l’OCDE [Organisation de Coopération et de Développement Économique]. Le coton par exemple est produit pas les pays d’Afrique de l’Ouest mais aussi en Espagne, en Grèce et à Chypre : ces pays sont souvent réticents à une aide de l’Union Européenne à leurs concurrents. Deuxièmement, le cacao est produit de façon très concentrée par des pays voisins qui dialoguent entre eux. Le café au contraire est produit par la Colombie, le Vietnam, l’Éthiopie et le Brésil : pays aux langues, géographie et cultures éloignées, aux intérêts régionaux très différents et qui ont peu d’occasions de dialoguer et travailler ensemble. Troisièmement, la consommation de cacao elle aussi est très concentrée : l’Europe importe et consomme 2/3 de la production totale. Quatrièmement, dans le cas du cacao, les structures de production sont les mêmes : il s’agit de petits producteurs dont les rendements sont similaires. Pour le café, les structures de productions sont différentes : le Brésil a de grandes plantations, plus modernes que ses concurrents et avec de meilleurs rendements. Appliquer une politique d’aide pourrait désavantager certains pays par rapport à d’autres. Finalement, dans le cas du cacao, les pays producteurs ont eux-mêmes pris une initiative sur les prix à Abidjan en Juillet 2019. Ça semble donc plus difficile dans l’immédiat de trouver un Green Deal sur d’autres produits. Nous sommes par exemple en ce moment en négociation avec l’Indonésie pour limiter la déforestation due à la production d’huile de palme, mais l’Indonésie nous accuse de vouloir privilégier nos oléagineux européens comme l’huile de colza…

Q6 : Selon vous, ces changements de priorités de la Commission sont impulsés par la ‘base’, les citoyens européens ou par le ‘haut’, leurs dirigeants ? 

Selon moi ces changements viennent de la base, d’une prise de conscience des citoyens européens des problèmes générés par le changement climatique. Avec des étés de canicule, le citoyen européen se rend compte qu’il se passe quelque chose… De plus des ONG comme Oxfam, Greenpeace et d’autres moins connues font un gros travail pour relayer ces préoccupations. Elles font notamment un travail auprès des parlementaires européens, mais pas seulement. Petit à petit se crée donc une pression sur le politique qui réagit à l’opinion. Je pense que sur ces questions la société civile a fait un vrai travail qui aujourd’hui porte ses fruits. C’est aussi la base qui à travers des choix de consommation force la filière de cacao à changer ses pratiques. Dans le monde de l’industrie du chocolat il existe une vraie crainte : celle de subir le même boycott que celui de l’huile de palme. Les industriels sont donc aujourd’hui prêts à payer plus cher le cacao mais il leur faut en contrepartie un argument de vente expliquant que la hausse des prix est due à l’arrêt de la déforestation et du travail des enfants. Récemment les multinationales de l’industrie du cacao nous ont demandé de mettre en place des régulations pour interdire la déforestation importée. Il y a deux ans lors de discussions avec des patrons de Mars ou Nestlé, ils ne voulaient pas discuter du prix du cacao ni de préoccupations environnementales ! C’est donc un véritable retournement de situation : ils se rendent compte qu’il leur faut changer de pratiques pour pouvoir continuer à vendre leurs produits aux consommateurs !

Q7 : Depuis le début, l’Union Européenne et la Commission sont dominées par le mode de pensée néolibéral. Pensez-vous que répondre aux enjeux environnementaux est possible à travers ce mode de pensée ou est-ce que cela nécessite un changement de fond de la philosophie économique de la Commission ? 

Je pense qu’aujourd’hui l’on se rend compte que livrer au seul marché l’ensemble du fonctionnement de l’économie génère des crises environnementales. On en revient à une conception plus régulée du système économique. Je pense que nous entrons dans une période de retour des politiques publiques. Il nous faut une économie de marché, mais il faut qu’elle soit régulée, qu’elle intègre les coûts environnementaux et sociaux et qu’elle permette de promouvoir des façons de produire durables. C’est une petite révolution et elle est récente. La vision qui consiste à croire que le marché peut tout régler est une vision qui est derrière nous. Cela été la vision dominante depuis les années 80 et je pense que la crise environnementale que nous vivons va nous conduire à revenir à quelque chose de plus compliqué à expliquer aux citoyens et à mettre en œuvre que l’économie de marché pure. Cela ne remet pas en cause les principes de l’économie de marché mais les façons de réguler la production pour protéger les biens communs par les gouvernements démocratiquement élus.

Q8 : Vous êtes optimiste ! Avez-vous un message pour les étudiants de SciencesPo qui liront cet article ? Qu’est-ce que l’on peut faire pour l’Europe de demain ? 

Il faut toujours être optimiste… C’est dans ma nature mais pour le coup il y a vraiment matière à l’être. L’avenir pour les jeunes d’aujourd’hui n’est pas plus noir qu’il ne l’était pour ceux de ma génération il y a 30 ans. Vous pouvez faire en sorte de contribuer à plus de coopération entre les peuples européens (et les autres aussi !). C’est un beau projet pour des gens qui s’intéressent aux sciences politiques. Il ne faut pas forcément se ruer sur la Commission mais on recrute beaucoup d’étudiants de SciencesPo, donc il ne faut pas hésiter à tourner autour. Le projet européen reste un beau projet, il ne faut pas hésiter à y participer d’une manière ou d’une autre !

Il est trop tôt pour dire si oui ou non la Commission Européenne a changé fondamentalement de paradigme et est à même de prendre en main efficacement les enjeux liés au climat et à l’environnement. L’initiative sur le cacao est prometteuse et semble aller dans ce sens, mais résulte toutefois comme le souligne Régis Méritan d’un rare alignement de planètes. Ce que l’on aperçoit ce sont les prémices d’actions concrètes prises par l’Union Européenne pour répondre à une prise de conscience européenne (sinon planétaire) vis-à-vis de l’impact de nos sociétés sur la planète.

À l’heure où la défiance envers les institutions européennes est forte et où l’inaction des politiques est décriée, il me semble important de montrer aux citoyens européens que leurs opinions et leurs votes sont source de changements au sein d’institutions qui peuvent parfois sembler loin de leurs préoccupations. Car finalement ce que Régis Méritan met en lumière, c’est que ces changements découlent de la volonté des citoyens européens et de l’opinion. Dans nos sociétés démocratiques, on aurait tort de sous-estimer notre pouvoir en tant que citoyens pour impulser des décisions via nos institutions : les politiques réagissent à l’opinion dès lors que celle-ci est exprimée. Tout changement d’envergure aussi importante ne peut en réalité découler que d’une volonté commune prenant ses racines dans la volonté des citoyens, nous.

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