Par Bodza Bardos

Fâchée. 

       Abîmée.

               Paralysée.

                        Désillusionnée.

J’essaye de décrire comment je me sens. C’est à l’égard de ceux qui nous enseignent, de ceux qui nous guident, qui nous font découvrir le monde que j’éprouve ces sentiments. Leur vieest dure, difficiledepuis un moment déjà, et à nouveau, on est en train d’assister à leurs souffrances : ces derniers jours, la situation des professeurs des écoles primaires et secondaires est entrée dans une nouvelle phase..

Les professeurs voient leur situation se dégrader : ils ont une quantité considérable de connaissances à transmettre à leurs élèves et ils ont de moins en moins d’heures pour le faire. Ils reçoivent des instructions concrètes et contraignantes concernant leurs méthodes d’enseignement, dont même pour les professeurs les plus compétents, il est presque impossible de dévier. 

Ils sont de plus en plus censés enseigner des informations et des méthodes de travail qui sont de moins en moins relatives au monde moderne. 

Ils ont de moins en moins de choix quant à ce qu’ils nous transmettent, et de plus en plus d’exigences obligatoires à nous imposer.

Pour que vous compreniez vraiment  la situation des professeurs , regardons leur salaire. La rémunération n

ette d’un enseignant stagiaire en Hongrie est égale à 210 mille Forint, soit 525 euros. Ceci est égal au salaire minimum pour les travailleurs qualifiés. Il est important de noter que les enseignants, pour garantir leur niveau de subsistance, sont forcés à travaill

 

er double,et/ou à assumer plusieurs postes, les menant jusqu’à l’épuisement complet qui se traduit par  leur frustration en cours avec les élèves. Et ce, sans le moindre espoir : un professeur qui enseigne depuis plusieurs décennies, qui assume de multiples postes, peut se considérer chanceux s’il a réussi à doubler ce montant.

Mon établissement de l’enseignement secondaire, le lycée Kölcsey Ferenc, en est un parfait exemple. Les professeurs de Kölcsey montrent, depuis plusieurs mois, une résistance acharnée à l’égard des dispositions qui visent à rendre le travail des professeurs impossible. Notamment, ils s’opposent aux décisions du gouvernement, qui sont apparues au printemps dernier : les professeurs ont été privés de leur droit fondamental de grève.

L’enseignement public est un des domaines où, même en faisant la grève, les employés doivent assurer un certain niveau de travail, fournir un “service suffisant”. Depuis longtemps l’objet de ce service suffisant fait débat. Pendant l’état d’urgence provoqué par la pandémie, le gouvernement a promulgué un décret dans lequel il établit les conditions du service suffisant : celui-ci contient des restrictions strictes pour la grève. A l’époque considérée comme une solution temporaire, la décision n’a pas fait l’objet d’indignation. Ce n’est qu’en 2022, quand le gouvernement a inséré dans la loi V de 2022 sur la fin de l’état d’urgence, les mêmes règles que celles contenues dans le décret du gouvernement d’urgence que le mécontentement s’est levé. Aujourd’hui, les professeurs voient leur droit de grève sévèrement restreint :  il est permis d’entrer en grève pour les professeurs à condition d’assurer la moitié de leurs cours en seconde et en première, et la totalité de leurs cours dans les classes de terminale. Les professeurs sont ainsi obligés de travailler tout en faisant grève. 

Le droit de grève est pourtant un droit fondamental. L’article XVII, paragraphe 2, de la loi fondamentale hongroise stipule que, dans les conditions prévues par la loi, les travailleurs, les employeurs et leurs organisations ont le droit de négocier et de conclure des conventions collectives et de mener des actions collectives pour défendre leurs intérêts, y compris le droit de grève. Le système juridique hongrois considère la grève comme un dernier recours et stipule également qu’elle ne peut être justifiée que par les intérêts économiques et sociaux des travailleurs, et non par des objectifs politiques. 

 

Quand, interrogé sur le sujet de l’inconstitutionnalité des restrictions sur le droit de grève, le commissaire aux droits fondamentaux a répondu :

« En ce qui concerne le droit fondamental de grève, la tâche de l’État est double : d’une part, il doit protéger les droits de ceux qui participent aux grèves, car le droit de grève est un droit garanti par la loi fondamentale, dans les limites fixées par la loi sur la grève, qui est accordé aux travailleurs afin de protéger leurs intérêts économiques et sociaux. Mais d’autre part, il doit aussi protéger les droits des citoyens qui ne participent pas activement aux grèves et qui les “subissent”, car l’exercice du droit de grève peut nécessairement entraîner des restrictions de leurs droits fondamentaux. ».

Le fait de priver les uns d’un droit fondamental est ainsi justifié par l’État, par le droit à l’éducation des autres. 

Les professeurs, privés de leur seule possibilité de s’opposer au pouvoir, ont commencé une série d’actes de désobéissance civile. Les professeurs des différentes villes se sont réunis, rassemblés par leur incapacité à agir, et par le sentiment d’appartenance à un groupe défavorisé. Un mouvement solidaire qui se déclare en faveur des droits des professeurs et lutte activement pour celui-ci a aussi pris de l’importance : les élèves forment différents mouvements et organisent de nombreuses manifestations pour montrer leur dévouement pour la cause. 

Depuis la fin du printemps, les professeurs du lycée Kolcsey Ferenc, ont mené des projets de désobéissance civile qui consistaient en l’arrêt inopiné du travail, pendant une certaine période. Cela a bouleversé le quotidien, non seulement des professeurs, mais aussi des élèves, qui étaient, malgré leur cours annulés, en faveur du projet de désobéissance civile, voyant en celui-ci le seul moyen pour leurs professeurs de se faire entendre. Les professeurs participant à l’acte ont reçu un avertissement officiel les prévenant des conséquences de la poursuite de la désobéissance. 

Les plus dévoués et ceux qui se sentaient les plus impuissant vis-à-vis de la situation ont continué, ne voyant d’autre moyen de faire entendre leurs voix.

Ainsi, le 30 septembre, 5 de mes anciens professeurs ont été licenciés. Des enseignants sont allés au travail le matin, et ont été appelés au bureau un par un durant la journée, pour qu’on leur dise de ne plus venir travailler. Certains, quand ils ont été interrogés plus tard, se sont avoués soulagés : ils ont enfin obtenu une réponse de la part du gouvernement. La direction de la Hongrie semble déclarer qu’elle n’a pas besoin de professeurs qui incitent à critiquer le système. 

La journée du 30 septembre a marqué une rupture dans l’histoire de la Hongrie.

Des centaines d’étudiants ont perdu leurs professeurs.

Des dizaines de professeurs ont perdu leurs collègues.

Des milliers de professeurs ont vu leurs espoirs dans un futur possible brisé.

Des millions d’Hongrois ont vu leur liberté écrasée.

Les professeurs souffrent, et dans un monde où les professeurs souffrent, les élèves souffrent aussi. Dans un monde où la liberté d’enseignement n’existe plus, la liberté de penser n’existe plus  non plus. Dans un monde où les élèves sont privés de leur liberté d’apprendre, ils sont aussi incapables de réfléchir et de critiquer. 

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