Par Pauline Saur
La décision a été adoptée par le Parlement le 18 janvier : la capitale de l’Indonésie sera officiellement transférée sur l’île de Bornéo. Au-delà de sa dimension administrative, ce changement met en lumière une réalité incontestable : les conséquences du réchauffement climatique sont déjà visibles et redéfinissent l’espace géographique, un phénomène qui pourrait s’étendre à d’autres régions du monde. Par ailleurs, les migrations engendrées constituent un nouveau défi auquel les gouvernements vont devoir se confronter. Est-il possible de concilier croissance urbaine et préservation environnementale ? Quelles sont les mesures envisagées par les différents États ? Quelles sont leurs limites ?
Située sur l’île de Java, au Sud de l’archipel indonésien, Jakarta est de plus en plus fragilisée par la montée des eaux. La métropole, construite entre les bords du fleuve Ciliwung et la mer de Java, est en passe d’être submergée : le chercheur à l’Institut Technologique de Bandung Heri Andreas, interrogé par BBC en août 2018, déclarait que “d’ici 2050, environ 95 % du Nord de Jakarta serait submergé” selon les prévisions.
La hausse du niveau de la mer, aussi appelée “subsidence”, est un phénomène progressif observé depuis les années 1970. En revanche, il s’est intensifié depuis les années 2000, atteignant dans les zones de la ville les plus exposées une moyenne de plus de 25 cm par an selon la même étude.
L’affaissement des sols renforce ce phénomène. Le développement urbain remarquablement rapide de Jakarta a eu pour conséquence d’assécher les nappes phréatiques, les réserves d’eau souterraines ayant été pompées massivement pour desservir de nouvelles infrastructures.
Si cette forte croissance économique a permis à la ville de s’enrichir et de se hisser au rang de mégapole en développant de nouvelles activités économiques et culturelles, le niveau de vie moyen ne s’est pas amélioré. La redistribution des richesses ne bénéficie pas à la population, mais engendre au contraire de fortes inégalités. À Jakarta, comme à Mumbai, les gratte-ciels côtoient les bidonvilles. De ce fait, les populations les plus précaires sont davantage exposées aux inondations, de plus en plus fréquentes lors de la saison des pluies.
Le second problème de Jakarta est sa surpopulation. La capitale indonésienne est la troisième aire urbaine la plus peuplée au monde après Tokyo et Sao Paulo, avec plus de 35 millions d’habitants dont 11 millions intra muros en 2021. La densité est particulièrement élevée, avec 14 694 habitants par km². En conséquence, la ville étouffe. La pollution atmosphérique aux particules fines, due à la congestion des voies de transport et aux embouteillages incessants, recouvre le paysage d’un voile épais et toxique depuis le mois de juin.
Dans le film-documentaire Bigger than Us (2021), la militante écologiste indonésienne Melati Winsjen alerte sur l’urgence de la situation climatique : elle se rend à Bantar Gebang, la plus grande décharge à ciel ouvert d’Asie du Sud-Est située en périphérie de Jakarta. Chaque jour, 6 000 tonnes de déchets plastiques y sont déversés, formant des montagnes de détritus sur lesquelles des habitants tentent de récupérer des objets vendables. La caméra suit également la jeune femme dans les bidonvilles menacés par les glissements de terrain et déjà en proie à la montée des eaux. Jakarta, la “ville coulante” (sinking city), est actuellement à 20 % sous le niveau de la mer : un chiffre qui pourrait doubler d’ici 2050.
Face à cette situation, le président indonésien Joko Widodo a annoncé dès 2019 la construction d’une nouvelle capitale sur l’île voisine de Bornéo, à 1 500 km au Nord de l’île de Java. Cette nouvelle localisation, en pleine jungle, serait à l’abri des inondations contrairement à Jakarta, construite sur des marécages. Le gouvernement a opté pour le nom de Nusantara (“Archipel” en javanais), que les Indonésiens utilisent pour désigner leur pays. Les travaux, d’un budget total de 33 milliards de dollars, devraient s’achever en 2045, mais le transfert du pouvoir administratif et du gouvernement commencera dès 2024.
Ce n’est pas le premier cas de déménagement de capitale. D’autres États comme le Brésil (1960) ou l’Égypte ont également décidé de changer leur ville principale. Néanmoins, la construction de toutes pièces d’une nouvelle mégapole pour des raisons climatiques est une situation inédite. C’est pourquoi ce projet fait couler beaucoup d’encre.
Nusantara est présentée comme une cité intelligente et verte : selon le gouvernement indonésien, elle sera fournie en énergie par des éoliennes, le réseau de transports y sera entièrement électrique et une surface de 100 hectares sera recouverte de verdure. Le président Joko Widodo a ainsi déclaré en 2019 vouloir “faire de la capitale une ville verdoyante, pleine d’oxygène”. Pourtant, les travaux de construction colossaux engendrés par ce projet ont un coût environnemental. La réserve sur laquelle la ville sortira de terre abrite des orangs-outans, espèce en voie d’extinction. Elle est située en pleine jungle de Bornéo, au sein du parc forestier de Bukit Soeharto. D’une superficie de 61 850 hectares, la forêt sera amputée pour permettre la construction d’infrastructures urbaines.
En plus de la déforestation, la zone n’est pas à l’abri de glissements de terrains : les travaux de forage, notamment nécessaires à la construction de gratte-ciels, pourraient affaisser le sol et ainsi favoriser les inondations. Ces critiques ont été formulées en 2020 par le gouverneur Isran Noor après une réunion avec la Climate and Use Alliance (CLUA) : “Il serait mieux que la capitale ne soit pas relocalisée dans le Kalimantan de l’Est si elle ne fait que détruire les forêts locales.” Ainsi, la décision de construire une nouvelle capitale indonésienne, bien que reconnue comme nécessaire, ressemble à un serpent se mordant la queue.
Si l’Indonésie est la première à changer de capitale pour des raisons climatiques, elle ne sera sans doute pas la dernière. D’autres archipels pourraient bientôt figurer sur la liste. Parmi les îles voisines de l’Indonésie, les Maldives sont également menacées par la montée des eaux : 80 % du territoire est situé à moins d’1 mètre au-dessus du niveau de la mer, et 96 % des îlots ont une superficie de moins d’1 km² selon National Geographic. Le niveau de la mer s’élevant de 3 à 4 millimètres par an, associé à la rapidité inouïe du développement d’infrastructures touristiques et urbaines, font des Maldives un archipel en péril.
De l’autre côté de l’océan, le Vanuatu est de plus en plus fréquemment menacé par des catastrophes météorologiques, comme des cyclones et tsunamis, et géologiques, comme des éruptions volcaniques. La montée du niveau de l’océan pourrait ensevelir certaines îles du territoire.
En réponse à ces menaces, certaines solutions politiques sont proposées : aux Maldives, un projet de construction d’île artificielle surélevée est en cours, tandis qu’au Vanuatu, des mouvements de mobilisation citoyenne ont milité devant la Cour Pénale internationale en 2019 pour faire reconnaître le terme d’écocide : en vain. Pourtant, les vagues de migrations que ces modifications entraînent vont devoir être, et sont déjà, confrontées par la communauté internationale dans son ensemble : dès 2005, les premiers réfugiés climatiques de l’Histoire ont été reconnus par l’ONU. Ils venaient du Vanuatu.
Ainsi, le déménagement de la capitale indonésienne est un sujet qui dépasse les enjeux nationaux. Au-delà de ses conséquences administratives et politiques, il ouvre la voie à une nouvelle génération de pays contraints de sauver leur territoire de la montée des eaux. Ce phénomène, pour l’instant circonscrit à certains archipels de l’océan Indien, pourrait s’étendre à mesure que le réchauffement climatique s’intensifie, menaçant des métropoles côtières comme Osaka, New-York, La Nouvelle-Orléans, voire Bordeaux, comme l’estime Climate Central d’après les prévisions du GIEC. Il semble alors que le réchauffement climatique, en tant qu’enjeu mondial, appelle une réponse collective.
C’est pourquoi les États concernés par la montée des eaux ainsi que des militants écologistes appellent à une réponse internationale face au réchauffement climatique et à ses multiples conséquences. Changer les moyens de production et de consommation demande à chaque État un engagement politique et économique majeur, mais tous ne polluent pas au même niveau. C’est la raison pour laquelle le manque de cohérence des politiques nationales vis-à-vis des engagements pris lors des conférences sur le climat est souvent décrié par les ONG et militants écologistes, tout comme l’inégale répartition des moyens pour mettre en place ces politiques.
Si un pas a été franchi lors des accords de Paris en 2015, des progrès restent à faire selon de nombreux observateurs. La récente COP 26, présentée comme “un échec” par Greta Thunberg, n’a pas inversé la tendance. Pourtant, Brianna Fruean, représentante des Samoa, refuse de s’abandonner au désespoir : “‘Nous ne nous noyons pas, nous combattons.’ C’est le cri de guerrier que nous adressons au monde.” proclamait-elle lors de la cérémonie d’ouverture, le 1er novembre dernier. Comme une manière de dire que l’océan n’est plus si Pacifique.
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