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La Maladie Silencieuse : genre, intersectionnalité et troubles du comportement alimentaire en Europe

By April 30, 2025No Comments29 min read

I weigh the sea I weigh the storm

I weigh a thousand stories long.

I weigh my mother’s fortitude and my father’s eyes

I weigh the way they look at me with pride

I weigh strength and fearless and the warrior in me.

I weigh all the pain and trauma that made me see that I have more galaxies inside me than tragedies.

We all weigh joys and darkness and goodness and sin you see, we are infinite within this skin we are in.

So when they ask you what you weigh you don’t need to look down at any scale.

Instead, simply tell them the truth, tell them how you weigh whole universes

and storms and scars and stories too.

Issu de la poète indo-irlandaise Nikita Gill

Je vous parle d’une maladie silencieuse qui détruit. Je vous parle de comment 20 millions de personnes dans l’Union européenne se détruisent chaque jour. Je vous parle aussi des destructions à venir, et de ce que chacun d’entre nous, à son niveau, peut faire. À travers ces lignes, je vous confie mes pensées les plus intimes, mes démons, mes colères, mes doutes, mais aussi les pistes et solutions qui, au fil des années, se sont imposées à moi, nourries par mes réflexions et mes combats intérieurs.

Je vous parle des troubles du comportement alimentaire.

Merci à Lauren Malka et Salma pour vos mots

Dans l’Union européenne, une maladie touche une personne sur 20 – soit 20 millions de personnes. Recouvrant pas moins de neuf troubles distincts, 80% de ses victimes sont des femmes, avec un pic d’apparition chez les 13-14 ans et les 16-17 ans.
Parmi les cas pris en charge à l’adolescence, seuls 50% guérissent.
Elle est la deuxième cause de mortalité prématurée chez les 15-24 ans.

Elle est là, pourtant elle est silencieuse.

Sauriez-vous la nommer?

Nombreux sont ceux qui, en lisant ces lignes, ont ressenti un flottement face à cet enjeu invisible, sans pouvoir mettre un mot dessus. Certains d’entre vous avaient peut-être déjà la réponse. Cette différence de perception illustre un manque de sensibilisation systémique autour d’un sujet pourtant omniprésent dans nos vies, et plus encore dans celles des femmes.

C’est pour cette raison que les lettres TCA devraient résonner dans tous les esprits.

TCA.

TCA.

TCA.

Troubles du comportement alimentaire.

Peut-être ce terme est-il plus familier. Peut-être ignorez-vous ce que recouvre cet acronyme:

Anorexie mentale

Boulimie

Hyperphagie boulimique

Trouble des conduites alimentaires non spécifié

Mérycisme

Hyperphagie nocturne

Potomanie…

Les troubles des conduites alimentaires (TCA) sont définis par l’existence de perturbations significatives et durables de la prise alimentaire. Toutes leurs particularités, toutes leurs ignominies et tous leurs troubles. Car s’il y a bien un mot que l’opinion publique européenne peine à associer aux TCA, c’est le mot « maladie ». Cette affirmation qui semble stricte envers nos institutions, nos proches, je l’affirme toutefois; quand on passe sous leurs jougs, on ne peut que ressentir un manque d’empathie inhérent à notre environnement. Par ces lignes, j’aimerais pouvoir rédiger les pensées, les démons, les questionnements, les colères, les idées et les solutions que mes introspections sur ce sujet m’évoquent depuis plusieurs années. Alors n’y voyez pas une analyse médicale, mais plutôt une expertise profane, sociologique, politique et raciale de la maladie qui, au mieux, bousculera quelques opinions tranchées, et au pire, vous donnera les clés pour mieux la comprendre.

Démanteler les clichés et les opinions tranchées

Ma première rencontre concrète avec les TCA s’est faite au lycée, lorsqu’un(e) proche a été affecté(e). Ignorante à l’époque que ce ne serait que le premier cas d’une longue série, je me revois dire et penser ce que j’aurais réprouvé entendre deux ans plus tard – prisonnière d’une narration biaisée.
En grandissant, je n’avais jamais appris ce que les TCA signifiaient ou du moins, comme la plupart de l’opinion publique, on ne me parlait que d’anorexie mentale, souvent réduite à un simple régime amaigrissant ou à un trouble digestif, voire à une obsession pour le poids, la minceur et les calories.

Je n’étais pas au courant des symptômes associés, et ignorais même ses liens avec d’autres troubles, comme l’association possible entre anorexie mentale, boulimie et hyperactivité. Les victimes le savent : lorsqu’un TCA nous attaque, mettre des mots sur ce qui se passe est un travail tyrannique qu’elles refusent, inconsciemment, d’entreprendre.
Tout simplement parce que son diagnostic sur leur étiopathogénie se limite à ces injonctions culpabilisantes : « Pourquoi ne mange-t-elle pas plus? »

Ne vous y trompez pas, il en existe bien d’autres auxquelles – à l’époque – je n’avais pas encore pensé:

« C’est un problème de filles riches. »

« C’est une question de vanité. »

« Les hommes ne souffrent pas de TCA. »

« On peut toujours repérer quelqu’un qui a des TCA. »

« Les TCA, c’est juste une phase d’adolescence. »

Il n’est pas question ici de dire qu’il n’y a pas une part de vérité dans certaines de ces énumérations. Pourtant, leur caractère simpliste et radical ne peut que vous alerter et, en réalité, personne ne pourrait réellement vous en blâmer. Dans les faits, très peu de sensibilisation à l’échelle locale, régionale ou européenne est mise en place pour une maladie qui touche pourtant une personne sur 20 dans l’Union européenne. Ce serait de mauvaise foi de ma part, toutefois, d’affirmer que rien n’a été entrepris récemment : le problème a déjà été discuté notamment à l’échelle de l’Union européenne par la députée Stefania Zambelli (membre du parti d’extrême droite Identité et Démocratie au Parlement) lors d’une question prioritaire en 2021. La Commission s’était alors engagée à améliorer la santé et le bien-être des groupes vulnérables. Pourtant, celle-ci ne collecte pas de données spécifiques sur les troubles du comportement alimentaire et avait déclaré ne pas prévoir de promotion des campagnes d’information ciblant les jeunes. Le travail de fond est alors délaissé aux associations spécialisées : la Fédération Française Anorexie Boulimie (FFAB) ; l’Associazione per lo studio e la ricerca sull’anoressia, la bulimia e l’obesità ; Beat Eating Disorders (UK)…

Malgré leur travail important, une certaine ignorance générale persiste, rendant plus que jamais nécessaire le démantèlement des préjugés expliqués ci-dessus.

Non, il ne suffit pas de manger plus.

Non, les TCA ne touchent pas que les femmes ou les filles riches et peuvent affecter n’importe quel milieu social. La gauche ne l’adresse pas assez, alors que c’est une maladie qui touche plutôt une minorité et qui présente des risques d’intersectionnalité (milieu social, couleur de peau, cadre familial…). Les rapports sociaux façonnent ces troubles, bastion invisible d’un patriarcat qui affecte les femmes comme les hommes, et où la nourriture devient un lieu d’expression politique et social.

Non, les TCA ne sont pas une question de vanité. Ils impliquent des mécanismes psychiques complexes et nécessitent un accompagnement médical, psychologique et nutritionnel important qui peut s’étaler sur plusieurs années.

Si les hommes sont moins touchés que les femmes (l’anorexie mentale touchant entre 0,9 et 1,5 % des femmes et 0,2 à 0,3 % des hommes), ils en sont tout de même atteints. Cependant, le fait que les hommes sont généralement moins touchés, rend les TCA masculins sous-diagnostiqués en raison des stéréotypes et d’un manque de sensibilisation.

Non, les TCA ne sont pas toujours visibles physiquement.

Et ce n’est sûrement pas une phase.

C’est un sujet compliqué, détestable, déformée et mal compris, en particulier dans la culture française. Si un garçon mange beaucoup, on dira qu’il en a besoin pour se dépenser, tandis qu’une fille sera qualifiée de gourmande. Ou alors, elle est perçue comme raffinée, saine, et mange peu ou « bien ». Son rapport peut être ritualisé comme déséquilibré, restrictif comme exagéré, confortant comme inquiet…

À ce sujet, l’autrice, journaliste indépendante et podcasteuse française Lauren Malka a récemment publié son ouvrage Mangeuses : histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès, aux éditions Les Pérégrines.  À la question : « Quels facteurs, selon vous, expliquent la hausse des troubles du comportement alimentaire en Europe, notamment chez les jeunes femmes ces dernières années ? », elle m’a répondu :

“Si vous avez repéré des chiffres qui documentent une hausse des troubles des conduites alimentaires en Europe, je pense que cela s’explique notamment par une meilleure connaissance de ces troubles et une capacité des jeunes femmes, surtout à s’auto-diagnostiquer plus facilement qu’auparavant, avec des connaissances plus précises sur la santé mentale et moins de tabou. Ce qui amène les troubles des conduites alimentaires à affecter si souvent les femmes jusqu’à pouvoir être qualifié de “maladie genrée” s’explique à la fois par ce que je viens d’écrire, à savoir le fait que les jeunes femmes s’auto-diagnostiquent (ce qui n’est pas le cas des hommes). Mais aussi, selon moi, c’est la thèse que je soutiens dans mon livre “Mangeuses”, parce que des constructions culturelles très anciennes maintiennent les femmes dans un rapport de culpabilité très forte vis-à-vis de la nourriture et du “péché de gourmandise”. D’après moi, c’est une longue histoire qui remonte à l’antiquité, qui comporte des ressorts mythologiques, théologiques, sociaux et qui n’a jamais été questionnée au point que l’histoire des représentations des femmes qui mangent continuent, jusqu’à la littérature, le cinéma, les séries, les pubs et la pop culture, d’être les mêmes que dans l’antiquité : une femme qui mange est sexualisée, infantilisée ou perçue comme dangereuse.”

Je me retrouve beaucoup dans son analyse, et peut-être vous aussi. Ma première semaine à l’université, j’ai repéré un garçon autour de moi qui déployait des signes de TCA et qui présentait un état de déni total face à sa situation. Je me suis retrouvée bête à me demander : que faire ? Comment aborder quelqu’un que l’on connaît à peine, évoquer un sujet aussi tabou, aussi dur à admettre, y compris pour soi-même ? Sommes-nous légitimes pour en parler ? Ne sommes-nous pas trop sensibles ?

Alors je me suis tue.

L’éducation et l’accompagnement des victimes sont trop souvent négligés, en particulier en faveur des hommes. Lauren Malka explique:

“Dans mon livre, je donne l’exemple d’un écueil qui me paraît fréquent, lorsque les adultes sont face à une jeune adolescente qui arrête de s’alimenter : lui dire que c’est une mauvaise idée si elle veut plaire aux hommes. Car les hommes “préfèrent avoir un peu de chair à tripoter”. Je crois que nous sommes très nombreuses à avoir entendu cette phrase et à avoir senti un mur d’incompréhension de la part des adultes. Lorsque l’on entre dans une expérience anorexique à 12 ou 13 ans, on est souvent motivées (pas toujours bien sûr) par l’envie de refuser de rejoindre la “féminité” telle qu’elle nous est proposée par notre société, c’est à dire une “féminité” “tripotable”. Je trouve que cette phrase, qui vient si souvent dans la bouche des adultes bien intentionné.es, est très nocive car elle crée un sentiment d’incommunicabilité que l’on a beaucoup de mal ensuite à réparer.”

Alors, existe-t-il une bonne approche ?

Troubles du comportement alimentaire et intersectionnalité

Surtout, existe-t-il une approche spécifique en fonction de l’individu et, si oui, sur quels critères ? En m’interrogeant sur ce sujet, j’ai heurté un vide dans la sphère intellectuelle européenne : la question de l’intersectionnalité.
Théorie développée par la féministe, juriste et professeure d’université américaine Kimberlé Williams Crenshaw, l’intersectionnalité se définit comme : « une grille de lecture permettant de voir où le pouvoir émerge, se heurte, s’entrelace et s’entrecroise. Il ne s’agit pas simplement d’un problème de race d’un côté, de genre de l’autre, ou encore de classe sociale ou de communauté LGBTQ+. Bien souvent, ce cadre d’analyse efface ce qui arrive aux personnes confrontées simultanément à toutes ces oppressions. » En outre, elle souligne la double discrimination du racisme et du sexisme subie par les femmes racisées, critiquant le « cadre d’analyse unidimensionnel dominant dans le droit anti-discrimination, la théorie féministe et la politique antiraciste » en raison de son attention portée aux expériences des membres les plus privilégiés des groupes subordonnés.

Toutefois, il existe une étude américaine assez complète sur le sujet des inégalités croisées liées à l’identité de genre et aux origines raciales/ethniques dans les facteurs de risques des TCA des étudiants aux États-Unis. Les chercheuses expliquent que bien que les liens entre les deux variables soient étudiés, l’étude de leur prévalence au niveau de la population en prenant en compte leur intersectionnalité reste marginale.

Que révèle alors cette étude ? Une hétérogénéité considérable dans la prévalence des TCA – indiquant que les participants transgenres racisés présentent une tendance prédite plus élevée que celle attendue sur la base des effets additifs du genre et de l’origine raciale/ethnique. Les coefficients de partition de variance (VPC) ont indiqué qu’environ 10 % de la variance totale des résultats liés aux TCA était due à l’intersectionnalité entre le genre et l’origine raciale/ethnique, au-delà des simples différences individuelles. Selon cette étude, il serait donc nécessaire d’analyser les inégalités en matière de TCA sous les prismes du genre et de l’origine ethnique/raciale car ces variables s’entrelacent et s’influencent mutuellement.

N’oublions pas que ces résultats restent toutefois cantonnés aux États-Unis. Il serait également pertinent d’entreprendre une semblable à l’échelle de l’Europe. Peu d’études françaises analysent les discriminations dans l’accès aux soins, alors même que cette problématique est au cœur de l’actualité nationale.

Un héritage colonial : le culte occidental de la minceur

Pour mieux comprendre ce phénomène, il est nécessaire de comprendre que ce que le sociologue Jean-François Amadieu appelle « capital de beauté » des femmes racisées, est perçu dans nos sociétés à travers le prisme du regard occidental. 

Dans son livre Fearing the Black Body: The Racial Origins of Fat Phobia (La Peur du Corps Noir : Les Origines Raciales de la Grossophobie), la professeure de l’Université de Californie Sabrina Strings explore comment la grossophobie est liée à des théories racistes développées pour justifier l’esclavage. Elle démontre que le culte de la minceur trouve ses racines dans des idéologies raciales qui associaient les corps noirs à la sauvagerie, influençant ainsi la perception du corps des femmes noires, notamment dans les colonies françaises.
La volonté de se conformer à un idéal de beauté « caucasien » est accentuée par les technologies de la communication, renforçant un besoin d’exister socialement, selon l’anthropologue française Véronique Nahoum-Grappe, qui rappelle que cela affecte aussi les personnes entrant dans cet idéal du corps « caucasien ». Pour conclure à nouveau par les mots de Jean-François Amadieu, « le sentiment du beau n’est pas le fruit du hasard ».

Lauren Malka relève encore une fois :

“Dans mon livre, j’évoque par exemple la question raciale lorsqu’elle interfère avec les stigmatisations grossophobes. Ce phénomène n’est pas nouveau, mais encore une fois, comme il n’est presque pas questionné, il reste immobile. On associe par exemple la notion de “corpulence” aux représentations des femmes africaines depuis le 16e siècle pour soutenir une idéologie esclavagiste. Dans le discours dominant, c’est une façon de transformer ces femmes en créatures sauvages afin de légitimer la hiérarchie de genres, de classes et de races à laquelle on les soumet. Cette thèse est développée par la sociologue américaine Sabrina Strings qui retrace, dans un livre saisissant la façon dont les Occidentaux ont créé le mythe de la « grosse femme noire », avide dans ses appétits comme dans sa sexualité, pour justifier l’idéologie d’une race blanche supérieure. Pour Sabrina Strings, la haine viscérale que nous connaissons aujourd’hui à l’égard des gros·ses repose largement sur cette narration raciste et dont les effets perdurent. À mon sens, c’est l’ancrage si ancien et non questionné de ces stéréotypes qui renforcent les croyances faisant apparaître la minceur comme un signe de réussite et de civilisation. Et cette narration raciste et grossophobe augmente à mon sens les TCA dans l’ensemble de la population, blanche et non blanche.”

Toutefois, il ne serait pas légitime de ma part d’évoquer cette problématique centrale sans laisser une personne concernée témoigner de son expérience personnelle.

Naviguer identité et santé : explorer les perceptions culturelles et les troubles du comportement alimentaire

J’ai la chance, autour de moi, d’être entourée d’âmes fortes qui m’enrichissent de leurs expériences et de leurs mots. Salma (le prénom a été modifié), une femme française d’origine congolaise, a accepté de me partager son expérience avec les troubles du comportement alimentaire, en particulier la boulimie. Elle décrit comment les préjugés sociétaux et raciaux ont influencé sa prise en charge.

(Trigger warning: la discussion aborde son développement physique précoce, des comportements compensatoires, les erreurs de diagnostic commises par les professionnels de santé et le manque de sérieux accordé à son état en raison de stéréotypes raciaux)

Salma me confie tout d’abord que, du fait de ses origines ethniques congolaises, elle a très vite développé des formes (il est toutefois important de rappeler que ces différences ne sont pas universelles et varient selon les populations concernées.). Les normes corporelles en Afrique valorisent notamment les rondeurs féminines comme symbole de beauté.. Une enquête de l’IDR réalisée auprès des femmes d’un township de Cape Town relève que 74 % d’entre elles estiment « qu’être bien en chair procure de la dignité » (encore une fois, je rappelle que ce constat n’est pas généralisable à l’ensemble des populations africaines et que j’essaye ici uniquement de faire un lien entre le discours de Salma et les études sur le sujet).

Salma développe : sa famille l’emmène voir une pédiatre et elle devient alors un sujet de fascination pour le secteur médical. Ils lui prédisent qu’elle sera obèse à l’âge qu’elle a aujourd’hui (ce qui n’est pas le cas), et elle décrit même s’être sentie comme un « rat de laboratoire ». Elle consulte des pédiatres chaque mois entre ses 7 et 9 ans; son IMC (Indice de Masse Corporelle), qui correspond au rapport poids (en kg) / (taille en m)² est au-dessus de la moyenne. Le baromètre actuel défend que l’IMC d’une personne normale se situe entre 18,5 et 24,9. Les personnes en dessous sont classées en « insuffisance pondérale », tandis que celles au-dessus sont classées comme étant en « surpoids » ou « obèses ». Cette classification provient du chercheur et physiologiste Ancel Keys qui, en 1972, a entrepris une étude pour mettre au point un outil de catégorisation des poids. Il prend alors comme sujets principalement des hommes blancs européens et américains et le baptise « Indice de Masse Corporelle » qui se retrouve donc basé sur un idéal de l’homme « caucasien ». Or, une étude de 2003 publiée dans The Journal of the American Medical Association (JAMA) montre que des IMC plus élevés sont souvent plus adaptés pour les femmes noires et ne présentent pas forcément un risque de mortalité. La Docteure Maria Monge, médecin spécialiste des troubles alimentaires et directrice du département de médecine de l’adolescence au Dell Children’s Medical Center, explique qu’une IMC plus élevé est parfois l’unique facteur par lequel ses collègues médecins établissent qu’un patient n’est pas en bonne santé alors que lorsqu’elle vérifie elle-même d’autres données, ils se portent à merveille.

Salma se coupe pour me rassurer qu’elle ne fait pas de « reaching » (soit atteindre en français). Je ne comprends pas ce que cela signifie et elle m’explique : le terme reaching désigne généralement une affirmation, une supposition ou un argument exagéré ou déraisonnable. Cela suggère qu’une personne pense que vous étirez la vérité ou que vous allez au-delà de ce qui est logique ou étayé par des preuves.

« Parce que tu es noire? » – « Oui. ». 

Salma refuse que l’on pense qu’elle se victimise du fait de son statut social. Cela m’a rappelé une autre discussion que nous avions eu où elle me partageait son incapacité à critiquer la France publiquement, de peur d’être classifiée comme une « mauvaise citoyenne », « ingrate ». Pourtant, Salma est bien défavorisée par les biais raciaux qui l’entourent dans une nation encore en proie aux préjugés racistes. Dans une interview accordée à Valeurs actuelles en 2019, Sonia Mabrouk – journaliste et animatrice de radio et télévision tunisienne et française – alimente ce discours « anti-victimaire » à la française : « Moi je n’ai jamais été dans une position victimaire, même quand il y a eu des difficultés, peut-être que j’en ai eu moins que les autres, mais j’en ai eu quand même, eh bien je ne les transforme pas en arguments pour dire « Regardez, c’est la faute aux autres. ». Je me dis « Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? ». Pour avancer. Peut-être que ce cocktail là fait qu’on peut s’intégrer plus facilement et adhérer plus facilement aux lois de la République . »

L’imaginaire colonial travaille encore les élites dirigeantes : lors d’une interview avec Mediapart, le politologue Nedjib Sidi Moussa a analysé les motifs de l’appui inconstant de la France envers les prisonniers d’opinion algériens (auteurs algériens emprisonnés en raison de leurs opinions) et souligne la tendance dans le monde littéraire français à valoriser les écrivains du Maghreb uniquement lorsqu’ils glorifient le colonialisme (je tiens toutefois à préciser, dans le cas échéant où l’on m’en accuserait, que je condamne bien évidemment l’arrestation de l’écrivain Boualem Sansal). Ces discours, empreints d’un racisme intégré, alimentent un discours culpabilisateur envers les populations racisées lorsque celles-ci sont victimes de discriminations.

Elle reprend: « Et, du coup, moi, je sais que je me suis sentie moins écoutée et moins prise au sérieux. En fait, ça s’appelle le syndrome méditerranéen, ce à que j’ai répondu : « Quoi ? »

Le syndrome méditerranéen est un mythe raciste qui prétend que les individus issus des régions méditerranéennes (entendez personnes d’origine nord-africaine, noires, ou bien d’autres personnes racisées) seraient moins tolérants à la douleur, ou du moins manifesteraient davantage cette douleur qu’un individu de « race caucasienne ». Cette idée est absurde, mais elle s’est néanmoins imposée, dans une certaine mesure, dans notre système de santé.

« Je savais pas du tout. Tu m’apprends tellement, Salma. »

« Je t’en prie. »

Politiques européennes concernant le traitement des troubles du comportement alimentaire (TCA) et comportements individuels

« Est-ce que, à ton échelle et avec, enfin, ce qui s’est passé, tu as des idées de manières d’améliorer le traitement des TCA et en particulier envers les femmes racisées ? »

Comment répondre aux besoins de chaque individu en matière de troubles du comportement alimentaire ? Comme je l’ai dit précédemment, cet article n’a rien d’une revue scientifique – je n’essaierai donc pas de prendre la place des médecins. Toutefois, je suis convaincue qu’aucun traitement ne peut être envisagé sans l’avis des personnes concernées. Alors que dit Salma ?

« Alors oui, j’aurais préféré qu’on me dirige directement vers une aide psychologique. » Diagnostiquée, elle est tout de suite dirigée vers des nutritionnistes qui lui prescrivent un “planning” de repas. Encore jeune, Salma est constamment rattachée à son rapport au corps, en comparaison aux filles plus minces de son âge. 

« J’aurais aimé, um, développer, tu vois, cette conscience du corps plus tard dans ma vie. »

Elle développe : elle croit sincèrement que sa maladie est avant tout mentale et que les repas restrictifs qu’on lui fournissait ne faisaient que la conduire vers des comportements compensatoires, entraînant des crises. Pour conclure, elle explique la nécessité que sa communauté se réapproprie ce combat : « Le combat vis-à-vis des TCA n’est pas forcément mené par des personnes racisées. Et c’est un problème. »

Je pose la question à Lauren Malka. Ses propos rejoignent ceux de Salma, alors qu’elles n’ont jamais échangé.

« Pour moi, il faut commencer par écouter les femmes, recueillir leur parole, leur ressenti, leur vécu. C’est de cette façon que l’on peut approcher toute maladie mentale dans la complexité et la subtilité du ressenti des personnes qui y sont sujettes. Après avoir écouté ces paroles, il faut les transmettre, les partager. Et là seulement on pourra cesser de dire que c’est la maladie la plus insaisissable qui soit et cesser de mettre en place des systèmes absurdes pour faire manger de force les personnes anorexiques prises en charge. De nombreuses pratiques thérapeutiques reposent aujourd’hui sur l’idée selon laquelle les patient.es sont expert.es de leur pathologie. Je crois beaucoup à cela, surtout pour les troubles des conduites alimentaires. Les personnes qui se confient à moi ne parviennent à s’en sortir que lorsqu’elles rencontrent d’autres personnes atteintes des mêmes troubles et partagent leurs ressentis. »

Alors que je conclus ces lignes, la première pensée qui me vient est la suivante : quand allons-nous arrêter de mettre des mots sur le rapport des femmes à la nourriture ? Allons-nous encore laisser l’extrême droite s’emparer de ces sujets, et laisser les lits de nos hôpitaux s’affliger de nos failles? 

Quel déchirement d’entendre encore des mères conter à leurs filles : « Il faut souffrir pour être belle. »

Cela doit cesser.

Une politique de sensibilisation, d’éducation et d’hospitalisation des TCA est vitale à l’échelle européenne. L’avis des victimes et leur expertise est d’autant plus nécessaire pour une maladie mal documentée. Le langage et le vocabulaire utilisés par les proches et le corps médical pour communiquer avec les victimes doivent être retravaillés afin d’être plus inclusifs et bienveillants.

Il n’est pas non plus question de perdre espoir : des fonds sont alloués chaque année à l’Union européenne pour améliorer les recherches sur les maladies et les troubles mentaux. Par exemple, 6 millions d’euros seront versés au projet EU4Health 2024 pour permettre aux États membres de collaborer dans une action commune visant à promouvoir une approche globale et préventive autour de la santé mentale. La Commission de la santé de l’Union européenne met à disposition les profils de santé par pays de 2021, et bien que la question des troubles mentaux soit abordée, les TCA n’y sont pas mentionnés. Quant à la France, la Commission européenne indique dans le même rapport la mise en place de politiques de santé mentale axées sur une approche de proximité centrée sur la gestion des symptômes plutôt que sur la guérison, ce qui a affecté les politiques nationales dans ce sens.

En attendant que l’Union européenne agisse, que pouvons-nous faire à nos échelles individuelles, familiales, universitaires, régionales ? De mon point de vue, je conseillerai à n’importe qui de de d’abord se renseigner d’un point de vue scientifique sur la matière : consulter le site de La Fédération Française Anorexie Boulimie (FFAB), de l’Assurance Maladie, ou d’associations locales/régionales. Ensuite, lire de la littérature, des poèmes, voir des reportages, des films sur le sujet, la liste est non-exhaustive et je ne peux que vous recommander le livre de Lauren Malka (Mangeuses : histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès) qui, je le crois, est une très bonne introduction à la thématique. Enfin, si l’un de vos proches est touché et que vous souhaitez l’accompagner (et qu’il le désire également), je conseillerais de communiquer sur ses ressentis, et surtout en résistant aux discours culpabilisateurs et simplistes. Rappelez-vous que chaque expérience diffère et que celles que j’ai pu partagé ici ne sont pas universelles.

Et à vous pour qui la lecture a été difficile et qui continuent vos chemins vers la guérison, j’aimerais vous quitter avec ce poème de la poétesse, illustratrice et interprète féministe canadienne Rupi Kaur.

it was when i stopped searching for home within others and lifted the foundations of home within myself i found there were no roots more intimate than those between a mind and body that have decided to be whole

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