Il existe des trains qui traversent non seulement des pays, mais aussi les siècles et l’imaginaire collectif. L’Orient-Express est de ceux-là. Il ne s’agit pas simplement d’un convoi de wagons rutilants, filant à travers l’Europe : il est une œuvre d’art mobile, un théâtre diplomatique, un roman en mouvement, une icône du luxe. Né à la fin du 19e siècle du rêve visionnaire d’un jeune entrepreneur belge, ce train incarne à lui seul la promesse d’un monde raffiné et cosmopolite, où le voyage était un art de vivre. Retour sur un mythe ferroviaire devenu phénomène culturel.
Son histoire commence au 19ᵉ siècle. Il faut remonter dans le temps pour voir l’idée d’un train traversant l’Europe se façonner sous l’égide de Georges Nagelmackers, un jeune belge. Parti aux États-Unis en 1867 pour se remettre d’un chagrin d’amour, il découvrira lors de son voyage les lits couchettes Pullman, et ce sera le coup de foudre immédiat. Il n’a dès lors plus qu’une idée en tête : ramener ce principe en Europe et le populariser. Naît alors l’idée d’un train qui, selon ses mots, roulera en traversant l’Occident vers l’Orient (bien qu’il ne s’arrêtera qu’à Istanbul comme destination finale, ne s’aventurant pas plus loin). Son but est de relier Paris à Istanbul, alors capitale de l’Empire Ottoman, pour élargir les perspectives de voyage en train qui existent à l’époque.
Dès son retour en Europe, Nagelmackers envisage de mener à bien son projet, et il s’entoure pour cela de grands artistes de son époque, tels que René Prou ou René Lalique. Les lampes installées dans le train provenaient notamment du verrier en vogue Emile Gallé, tandis que les tapisseries aux murs appartenaient aux Gobelins, maison parisienne qui fournit les cours françaises depuis l’époque de Louis XIV. Pour continuer sur sa lancée, Nagelmackers fonde en 1874 la CIWL, Compagnie Internationale des Wagons-Lits, pour concrétiser son idée, dans un style art-déco emblématique de la période. Son projet peut se résumer en une phrase : créer le train le plus luxueux d’Europe, et le faire voyager hors de ses frontières habituelles. Il souhaite s’approcher de villes auparavant jamais reliées par un tel projet, en passant notamment par les plus grandes capitales européennes. Grâce à l’aide du roi Léopold II, il parvient à obtenir tous les contrats nécessaires et les accords des capitales pour construire sa ligne de chemin de fer. Peu à peu, son initiative se concrétise, et il débute par le “Train Express de Luxe”, qui couvre la distance Paris-Vienne en une nuit. L’année suivante, le 4 octobre 1883, le Train Express d’Orient, tel qu’il est appelé à l’époque, entame sa première traversée de Paris à Istanbul, pour un voyage de 80 heures environ. Une poignée de personnes sont sélectionnées pour y siéger, et certains de leurs écrits sont parvenus jusqu’à nous, nous donnant accès à d’importants témoignages. Ce voyage va bouleverser tous les codes établis au préalable pour les voyages en train : le trajet est raccourci, on dort et on dîne dans un luxe assez inhabituel pour les trajets de l’époque, et qui ne se retrouve alors que dans les palaces. Le confort est inégalé, et pour le moment inégalable. La légende se forme, le mythe est en marche.
Au fil du temps, des auteurs et critiques montent à bord de l’Orient-Express, pour le découvrir et le faire connaître au plus grand nombre. D’autres s’en servent pour en apprendre plus sur les intentions de son créateur, comme E.H.Cookridge. Dans son ouvrage, il le décrira comme “Un train traversant un continent, roulant sur un ruban de métal qui s’étire sur plus de 1500 miles”.
Dès les années 1890, le train voit sa côte de popularité augmenter grandement et il devient connu comme le “train des élites”. De nombreuses personnalités connues montent à bord de ce train, participant de ce fait à la création de sa renommée : rois, artistes et diplomates se précipitent à bord de l’Orient-Express. Des noms comme Maria Callas, Lawrence d’Arabie, Josephine Baker ou encore Sigmund Freud sont aperçus à bord. L’Orient-Express n’accueille cependant pas que des célébrités, et il se voit attribuer un autre surnom : “Spies Express”, autrement dit, nombre de ses voyageurs étaient des espions venant de toutes les régions du monde, car il leur assurait un confort de mission inconnu jusqu’alors.
Un microcosme se forme alors, et une partie du monde que nous connaissons est discutée dans ce train. Cela n’empêche pas les critiques à l’égard du train de fleurir, notamment de Paul Morand, qui en 1959, parle de l’Orient-Express de la manière suivante : “L’Orient Express est devenu un train fantôme dont les passagers réfléchissent amèrement sur la condition humaine. Notre frivolité, peut-être excessive, a été remplacée par l’angoisse.”.
Le succès fulgurant de l’Orient-Express va permettre l’ouverture de nouvelles lignes, et l’ajout de certaines destinations, avec le Simplon-Orient-Express, le Taurus Express ou le Calais-Méditerranée-Express, qui parcourent l’Europe. La venue d’artistes décorateurs et peintres pour embellir le train ajoutera une touche de savoir-faire à la française, et renforcera son image luxueuse et inaccessible. En effet, pour l’époque, un simple trajet à bord de l’Orient-Express pouvait coûter jusqu’au quart du revenu annuel d’un Français, ce qui était tout bonnement inaccessible. L’Orient-Express devient alors un symbole de luxe et représentatif des élites, et le restera jusqu’à son arrêt.
Mais avec cette expansion vient le risque d’être exposé aux conflits et guerres du vingtième siècle, qui ne l’épargneront pas. Certains wagons sont réquisitionnés, le train ne peut plus circuler et certaines parties sont finalement détruites. Les armistices de 1918 et de 1940 sont toutes les deux signées dans le même wagon de l’Orient-Express, à la demande d’Hitler notamment. Le train se transforme alors en attribut de domination et de supériorité. Cette partie sombre de l’Histoire rappelle combien les monuments, œuvres d’art et moyens de transport sont impactés à vie par les combats et conflits, ce qui peut mener à la perte de patrimoine.
L’Histoire n’est pas le seul terrain d’inspiration qui a fait la légende de ce train. En effet, l’Orient-Express est surtout devenu mondialement connu à travers les œuvres d’art qui en ont découlé, telles que les nombreux romans, films et bandes dessinées. On ne peut s’empêcher de penser à ce fameux roman écrit par Agatha Christie que le monde entier connaît comme un des grands succès de la littérature des années 1930 : Le Crime de l’Orient-Express. Sorti en 1934, ce classique intemporel du monde littéraire s’inspire tout d’abord des voyages de la romancière à bord du train éponyme, à la fin des années 20 et au début des années 30, et de son imagination infinie. Paru mondialement, ce roman est devenu un classique qui a renforcé la légende du train. Ce huis clos dans le train tourne autour d’un meurtre, qui entraîne le détective Hercule Poirot sur la piste d’une affaire vertigineuse. Le succès monumental du roman, traduit dans plus de 30 langues, va profondément modifier la vision du train, et lui donner une image quasi-légendaire. Mais il s’inspire aussi d’une affaire criminelle bien connue aux États-Unis, l’enlèvement du bébé Lindbergh du début des années 30. La controverse qui a entouré cette affaire donnera lieu à de nombreuses inspirations pour des artistes et écrivains, apparaissant dans des bandes dessinées, films et séries télévisées.
D’autres adaptations du mythique train vont lui donner une portée d’autant plus mondiale à une époque où le cinéma se propage aux quatre coins du monde. Un parfait exemple est le roman d’Ian Fleming From Russia with Love, paru en 1957, et adapté en 1963 avec Sean Connery en James Bond. On le voit voyager à bord du train jusqu’à Istanbul pour y récupérer des documents confidentiels.
En conséquence, l’ensemble de productions relatives à l’Orient-Express aura une portée assez large et durable, qui aide le train à construire son image au fil du temps.
D’autres accidents et fait divers ont réussi à faire perdurer la légende, comme l’épisode de 1929, ou le train s’est retrouvé coincé sous la neige en Turquie, en attendant l’arrivée des secours. L’équipage attendit tant bien que mal aux besoins des passagers, allant même jusqu’à tuer des loups pour se nourrir et survivre. C’est notamment cet incident qui inspire Agatha Christie pour une partie de son roman. Une autre anecdote marquante est l’attentat de 1931, qui vit un pont exploser et le train sortir hors des rails lors d’un trajet en Hongrie. Des personnes se trouvaient à bord, comme Joséphine Baker, et ont participé à soigner les passagers blessés, avant l’arrestation des terroristes.
Mais peu à peu, l’avènement d’autres moyens de transports, comme l’avion, mène à la disparition lente de l’Orient-Express, qui perd en popularité. Il finira par emprunter un dernier trajet direct vers Istanbul le 20 mai 1977, avant que son chemin ne s’arrête définitivement pour le public en 2009. L’Orient-Express reste cependant emprunté de temps en temps, plus spécifiquement par des stars et des célébrités comme Michael Jackson en 1992. Son succès éphémère laissera tout de même une empreinte indélébile sur le monde du voyage.
Dans les années 80 et 90, le businessman Albert Glatt se décide à le relancer en marche, et des travaux de rénovation eurent lieu, transformant l’Orient-Express en Nostalgie-Istanbul-Orient-Express (1976), puis en Extrême-Orient-Express (1988), qui court de Paris à Tokyo. Les trajectoires parcourues changent alors la configuration du train. Depuis quelque temps, d’autres travaux sont en cours, sous les ordres de Maxime D’Angeac, architecte de formation, et qui se retrouve à la tête des rénovations. La mise en service prévue pour 2024 prévoyait la réouverture de lignes et trajets entre Londres, Paris, Venise et Istanbul, un service qui ouvrira finalement début 2026 selon les dires du Groupe Accor, propriétaire de la marque “Orient Express”. Aujourd’hui, l’Orient-Express traverse encore l’Europe lors de trajets occasionnels.
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