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Emma Mackey: de Maeve Wiley à Emily Brontë, virage à 180 degrés ou suite logique?

By September 2, 2020 No Comments

La nouvelle est tombée il y a quelques semaines : Emma Mackey, l’actrice franco-britannique de 24 ans révélée dans la série Sex Education, incarnera Emily Brontë, figure de proue de la littérature anglaise du 19ème siècle et auteure du magistral Wuthering Heights (Les Hauts de Hurlevent), dans un biopic sobrement intitulé Emily.
Le tournage de ce film devrait débuter dans les landes du Yorkshire, terre d’origine et source d’inspiration de la romancière, en 2021, sous la direction de la réalisatrice et actrice anglo-australienne Frances O’Connor. Cette dernière n’est pas étrangère des pionnières de la littérature anglaise puisqu’elle a tenu le rôle principal dans l’adaptation cinématographique du roman de Jane Austen, Mansfield Park. Frances O’Connor a également joué dans le thriller Kiss or Kill qui l’a faite connaître en 1997 ou, plus récemment, dans le film d’horreur Conjuring 2 en 2016. Cependant, Emily marquera ses débuts en tant que réalisatrice.

Emma Mackey, née dans la Sarthe d’un père français et d’une mère anglaise, diplômée de lettres classiques à l’université de Leeds, semble aujourd’hui difficilement dissociable du personnage de Maeve Wiley, lycéenne brillante et torturée, qui, sous ses airs de rebelle asociale, cache une sensibilité touchante et une émouvante générosité, dans la série Sex Education. Dans Emily, Emma Mackey endossera une personnalité fascinante de complexité et de génie, au destin tragique et mystérieux, dans un film destiné à un public plus large et certainement plus mûr. L’occasion pour l’actrice de se défaire de l’image de Maeve Wiley? Oui, mais pas tant que ça. En réalité, ces deux personnages présentent quelques similitudes, faisant ainsi de Maeve, dans une certaine mesure, une Emily des temps modernes.

Deux personnages, un même échappatoire : la littérature

Ce qui rapproche ces personnages et semble sans doute le plus évident, c’est avant tout la littérature. D’ailleurs, Emma Mackey elle-même a probablement été touchée par la magie des livres, d’où sa mention très bien au baccalauréat littéraire et son choix d’étudier les lettres classiques. Mais la relation qui lie à la fois Emily et Maeve à la prose est particulière. Toutes deux se servent des livres comme échappatoire. Dès son plus jeune âge, Emily Brontë s’est abreuvée de lectures, s’instruisant ainsi presque en autodidacte (elle a été envoyé dans une prestigieuse école en Belgique, mais l’enseignement se bornait à une éducation “féminine”), et s’est mise à écrire poèmes et nouvelles avec ses soeurs non moins talentueuses, Charlotte et Anne. L’enivrement provoqué par la valse des mots et les histoires imaginaires permettaient sans doute aux soeurs Brontë de supporter une existence austère ponctuée par la mort (leur mère ainsi plusieurs de leurs soeurs furent emportées par la tuberculose), la religion (leur père était pasteur) et la déchéance de leur frère Branwell, alcoolique et opiomane. Maeve, elle, fuit à travers la lecture sa solitude, son sentiment d’abandon, et sa colère. Elle trouve peut-être dans les livres des repères, des modèles, et une stabilité que sa mère, toxicomane, n’a pu lui fournir.

La transgression comme passion

Ensuite, Maeve et Emily sont toutes les deux, à leur manière, subversives. Maeve Wiley, comme l’actrice qui l’incarne, s’insurge contre le tabou de la sexualité féminine, le mythe de la “fille facile”. Quand, à 14 ans, on lui fait remarquer que son short ne laisse que peu de place à l’imagination, Maeve rentre dans son mobile-home, non pour se changer, mais pour raccourcir son short. Le personnage au look grunge et au nez percé semble constamment dans la provocation. Cependant, si Maeve défie les normes, ce n’est pas par lubie, mais dans l’optique de faire changer les mentalités. Ainsi, l’adolescente dénote dans un lycée aux valeurs conservatrices dirigé par un homme cis hétéro et blanc, sectaire et vieux-jeux. Emily Brontë, elle aussi, se refuse aux normes de son milieu, marqué par le puritanisme victorien. Dans Wuthering Heights, l’autrice, à l’instar de ses personnages, brave les interdits. Presque aucun tabou n’est épargné : alcoolisme, mort, inceste, nécrophilie, damnation: tous ces thèmes sont abordés plus ou moins explicitement. D’ailleurs, lors de sa première publication sous le pseudonyme d’Ellis Bell en 1847, le roman scandalise la bourgeoisie britannique par sa prétendue immoralité. Celui-ci est donc ré-édité par Charlotte Brontë en 1850, à titre posthume, cette fois introduit par une préface dans laquelle Charlotte semble tenter d’excuser sa soeur en blâmant son imagination débordante et sa méconnaissance de la société.

Une vision impitoyable de l’humanité

Emily Brontë est souvent décrite comme une âme solitaire, une femme spirituelle et mystique, préférant les longues balades dans les landes balayées par le vent à la compagnie de ses pairs, ce qui lui fait un point commun supplémentaire avec Maeve Wiley. Toutes deux pourraient être perçues comme misanthropes, c’est d’ailleurs ce que Charlotte Brontë a mis en avant pour justifier la cruelle description de l’humanité faite par Emily. En réalité, il me semble plutôt qu’Emily Brontë, comme Maeve Wiley, ait la faculté de prendre le recul nécessaire pour regarder l’humanité en face. Toutes deux ont connu les injustices de la vie et reconnaissent l’instabilité de la condition humaine, sa misère et son absurdité. Par là, elles rappellent Zadig, le personnage de Voltaire qui, à la fin du conte éponyme “se figurait les hommes tels qu’ils étaient en effet, des insectes se dévorant les uns les autres sur un tas de boue”. On retrouve ainsi chez Emily Brontë le même pessimisme anthropologique que chez Maeve Wiley. Toutefois, le monde ne saurait être complètement noir, comme le dit André Gide, “la couleur de la vérité est gris”, et un espoir transparaît à la fois chez Emily et Maeve. Pour Emily Brontë, l’espoir réside dans la considération et l’éducation face au mépris et à l’ignorance. Ainsi, dans Wuthering Heights, lorsque Cathy se prend d’affection pour Hareton et lui apprend à lire et à écrire, le garçon que la violence et le dédain de Heathcliff avait transformé en brute illettrée, devient un homme intelligent et vertueux. Ce qui fait la force de l’humanité, c’est qu’elle n’est pas figée. Emily et Maeve croient au progrès. En effet, lorsque la mère de cette dernière la retrouve en lui promettant qu’elle a changé et que, sevrée depuis plusieurs mois, elle est prête à retrouver son rôle de mère, Maeve veut la croire et lui laisse une chance de se racheter.

Emily et Maeve : icônes féministes?

Qui plus est, les deux personnages pourraient être rapprochés en tant qu’icônes féministes. Maeve Wiley, bien sûr, est une féministe avertie, capable de citer Mary Wollstonecraft et Virginia Woolf dans ses devoirs. Son attitude, sa verve, toute sa personne, tendent vers l’égalité des sexes. Dans la saison deux, Maeve encourage sa meilleure amie, victime d’une agression sexuelle, à porter plainte. Elle incarne la solidarité féminine.
Le féminisme des écrits d’Emily Brontë est débattu. Catherine, à l’instar d’Emily, est éprise de liberté et défie les normes de genre dès l’enfance en jouant dans les landes avec Heathcliff, allant à cheval et courant sans se soucier d’abîmer ses vêtements, comportement transgressif pour une jeune fille de l’époque. Cependant, si Emily Brontë peut être qualifiée de féministe, c’est avant tout parce qu’elle s’est affranchie des contraintes de la “littérature féminine” de l’époque, conformiste et futile, pour donner naissance à un monument de la littérature anglaise, intemporel, unique et toujours aussi fascinant en 2020. D’ailleurs, Wuthering Heights est généralement envisagé comme partie intégrante du mouvement littéraire gothique mené par la romancière Ann Radcliffe et considéré comme féministe.

Enfin, Emily Brontë et Maeve Wiley sont surtout des femmes indépendantes et libres qu’il serait inconcevable de réduire à leur relations avec les hommes. Or, le film Emily devrait apparemment narrer la relation de l’auteure avec son prétendu amant incarné par Joe Alwyn (que l’on retrouve, par exemple, dans La Favorite). Personnellement, je n’ai trouvé mention de cette relation amoureuse dans aucune biographie d’Emily Brontë. Il est donc à espérer que la vie de l’écrivaine ne se retrouve pas excessivement romancée à l’écran dans un but commercial évident, et que son génie ne soit pas minimisé par quelque influence masculine.

 

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