The Last Duel Review: https://www.escapistmagazine.com/

 

by Audrey Bonn

Des chevaux écumants lancés au galop. Une foule compacte et frémissante. Deux cavaliers précipités à pleine vitesse l’un contre l’autre, dans un pur déchaînement de violence  animale. Telle est la toute première scène du dernier film de Ridley Scott, The Last Duel. Si l’accroche est efficace et impressionnante avec une mise en scène brutale et réaliste, elle n’en est pas surprenante pour autant. Ce combat de chevaliers, armure contre armure, lance contre lance, s’inscrit dans la mythologie déjà tant éprouvée d’un Moyen-Âge barbare, assourdissant,  dont la primitivité  engendre fantasmes et fascination.

Les scènes de combat s’enchaînent, toutes plus sanglantes les unes que les autres, dans une reconstitution spectaculaire de la France médiévale du XIVème siècle. Spectaculaire semble d’ailleurs être le maître mot du film : l’hémoglobine coule à flots, les mouvements s’enchaînent, précipités, les personnages se confondent et entraînent le spectateur jusqu’à l’étourdissement. La mort est omniprésente, normalisée, au point que l’on n’éprouve aucune pitié pour des victimes déshumanisées et anonymisées, entraperçues dans un bouillonnement de rage sommaire qui hypnotise et anesthésie toute sensibilité, cette profusion de visages rehausse l’omniprésence d’une virilité écrasante et impitoyable qui occupe toute la place, monopolise la scène, et relègue tout personnage féminin au rôle traditionnel et négligeable de spectatrice impuissante et apeurée. Pourtant, cela ne saute pas aux yeux : on le remarque sans y faire attention, sans relever, tant ce schéma est enraciné dans la culture cinématographique et l’organisation d’une société en général, dans l’univers saturé d’une toute-puissance masculine qu’est celui du Moyen-Age.

Jusqu’ici, rien de bien surprenant donc. Un film qui reprend des techniques conventionnelles, qui satisfait sans convaincre et impressionne sans marquer. Un film dont on gardera une impression pas trop mauvaise avant de le confondre dans la masse des superproductions à l’américaine, puis de l’oublier complètement. En réalité, c’est précisément cette première impression qui permet à Ridley Scott de jouer avec le spectateur. Dans un premier temps, il l’endort savamment, en le perdant dans un schéma classique, sans surprise.

Car la violence, la véritable violence, n’arrive qu’ensuite. Elle arrive avec une puissance étourdissante, d’autant plus choquante qu’elle est inattendue. Elle est livrée à l’état pur, dans toute son horreur et sa cruauté, sans filtre ni atténuation. Elle surgit en même temps qu’un personnage féminin qui semble secondaire de prime abord, Marguerite de Thibouville. Un personnage qui n’est que, dans les deux premières parties du film, la femme de Jean de Carrouges et la proie de Jacques le Gris, respectivement un chevalier et un écuyer au service du seigneur local, Pierre d’Alençon. Marguerite n’est à l’origine que la raison du combat, elle n’est que le prétexte à l’affrontement de deux anciens amis devenus rivaux. Ridley Scott retrace l’histoire au masculin, du point de vue, d’abord, du mari dont l’honneur est souillé par l’agression dont aurait été victime sa femme. Puis, de l’agresseur, dont le désir grandissant est supposé justifier l’injustifiable. Tout est centré autour d’eux, leur perception des évènements, leur humiliation, leur haine et pour finir leur duel. Au travers de ces différentes versions des mêmes faits, l’histoire est jouée et rejouée, la violence du viol imposée encore et encore jusqu’au malaise, jusqu’à l’insoutenable.

Et c’est bien là qu’est tout le magistral du film : le spectateur n’a pas d’autre choix que de voir, il est mis en face de ce dont on ne parle pas, de ce qu’on préfère ignorer. Il n’a pas d’autre choix que d’être choqué, secoué, heurté jusqu’à la nausée. La vraie violence n’est pas sur les champs de bataille, au nom de principes illusoires ternis, défendus par des hommes et qui ne concernent qu’eux. La vraie violence, elle est là. La violence que l’on n’a pas l’habitude de voir, la domination intolérable de l’homme sur la femme, l’écrasement perpétuel subi par un sexe prétendu faible. Lors de la troisième partie, c’est la version de Marguerite qui est donnée, la vraie, celle qui n’est biaisée par aucun orgueil, faussée par aucune arrogance.  Le film se révèle avec l’émergence de cette figure, qui doucement s’impose. 

Marguerite de Thibouville est considérée comme une monnaie d’échange, une propriété, un objet soumis à toutes les exigences et toutes les contraintes, aussi bien par son mari que par son agresseur. La violence, elle la subit constamment, se plie aux impératifs d’une société où les femmes n’existent que par les hommes. On lui prend tout, de son corps à ses désirs, en passant par sa volonté, sa joie de vivre, sa fierté. On ne lui laisse rien, pas même sa parole puisque nul ne la croit, pas même sa douleur puisque son mari s’estime plus offensé qu’elle-même. L’abjection complète de cette violence dont elle est victime contraste avec sa douceur muette et forcée, avec ses gestes retenus. Les trois versions de l’histoire sont identiques, à quelques détails près -une intonation, un sourire contenu, qui changent un mot consolateur en une menace, … ou une déclaration d’amour torturée en un prétexte dérisoire pour commettre l’irréparable. Du point de vue de Marguerite, la scène du viol est différente : le spectateur s’enfuit avec elle, tente aussi d’échapper jusqu’au dernier moment à l’agresseur, magistralement interprété par Adam Driver. Il atteint le même paroxysme de terreur, la même impuissance intolérable, et perçoit les sons amplifiés à l’extrême, la violence comme décuplée. Il est condamné, emprisonné avec elle dans son corps de femme devenu corps de proie et pour lequel elle est punie constamment et par tous. Car cette violence, la protagoniste ne la subit pas seulement des hommes. C’est tout un système, une société, un piège qui l’isole et l’expose seule face à un jugement perpétuel, sans aucun allié possible. Sa féminité devient une honte, un fardeau qui l’enferme dans un piège dont elle ne peut s’échapper. Un piège qui la condamne à la solitude et à l’humiliation. Toutefois, un autre tour de maître de Ridley Scott est que malgré cela, Marguerite de Thibouville n’apparaît jamais comme une victime. Elle reste forte et parle, alors que toutes avant elle ont laissé régner la loi du silence. Elle se dresse contre une société millénaire dont les traditions ont toujours invisibilisé les femmes et garanti l’impunité à leurs agresseurs. Dans ce rôle remarquable, Jodie Comer excelle. Malgré le jeu remarquable de Matt Damon (Jean de Carrouges) et d’Adam Driver, dont la renommée n’est plus à faire, c’est bien sa performance que l’on retient, la véracité de son jeu, l’incarnation complète et parfaite de son personnage. 

En effet, le personnage principal, ce n’est pas le mari de Marguerite, qui en prétendant la venger ne sert que ses propres intérêts. Ce n’est pas non plus Jacques le Gris, son rival. Car, en réalité, le véritable duel n’est pas entre les deux hommes. Le dernier duel est celui, désespéré, de Marguerite de Thibouville contre une société qui fait passer sous silence et écrase sans pitié toute féminité. Ce film n’est pas, comme il apparaît de prime abord, une nouvelle histoire d’hommes -bien que le nom de Jodie Comer n’apparaisse sur les affiches qu’en seconde place, après ceux de ses célèbres partenaires à l’écran. Il ne commence ainsi que pour mieux souligner la prise de position de la mise en scène, la primauté du point de vue de l’homme sur celui de la femme. The Last Duel marque la naissance difficilement soutenable mais incontestable et nécessaire d’un moyen-âge des femmes, tout aussi réel, et bien plus violent encore que celui plus connu et fantasmé des hommes. Il fait éclater toute l’abjection de leur condition séculaire, tout en s’inscrivant pertinemment dans l’actualité. The Last Duel fait naître le malaise en s’imposant comme un témoin incontestable. Il gêne en rappelant que, malgré les siècles passés et leurs progrès, un combat inachevé et inachevable demeure. Un combat qui, s’il est aussi vieux que la société elle-même, est toujours aussi désespérément moderne.

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