Par Maeve Cucciol

La musique retentit, les sons orientaux envahissent l’ancien réfectoire, les frères Mala dansent. Leurs yeux pétillent et leur sourire transporte le public, subjugué par tant de joie de vivre. Pourtant, si leur pièce Les Deux Réfugiés est une véritable ode à la vie, elle dénonce aussi la douleur qui l’accompagne. Le temps d’une petite heure, de quelques dialogues et quelques danses, les frères Mala racontent leur histoire, l’histoire de réfugiés syriens arrivés en France et bataillant pour survivre au jour le jour.

Ils doivent tout d’abord survivre à la barrière de la langue. Ils peinent à trouver leurs mots, former des phrases. Symboliquement, ils ne parviennent pas même à prononcer les pronoms personnels — « mon, ton, son » devient « mi, ti, si ». Ils ont un désir insatiable de communiquer, d’affirmer leur identité dans le pays auquel ils désirent plus que tout d’appartenir, mais les mots eux-même se rebellent et ils n’arrivent pas à les articuler. Alors, ils essayent de s’enseigner l’un à l’autre comment prononcer le français, le dompter ou l’apprivoiser. Parfois le ton monte, les mots sont criés, hurlés. Les deux réfugiés entrent dans une compétition acharnée : qui maîtrise le plus la langue, qui a le vocabulaire nécessaire pour dominer. Il s’agit là d’une dynamique intéressante, qui nous laisse réfléchir au rôle que le langage tient dans les rapports de force. Parfois aussi, les deux hommes déclinent les mots ; un son mène à un autre : « ta main, sa main, ma main, maman.»

On sent alors que derrière la tension ou l’allégresse qui caractérise cette pièce se cache une nostalgie profonde, un manque du « pays. » On perçoit la douleur du déracinement, bien qu’on ne puisse pas en mesurer toute l’ampleur. Les deux frères dépeignent la monotonie de la vie quotidienne en France, ponctuée de lettres reçues par la CAF et de « Bonjour, je voudrais un café et une baguette s’il-vous-plaît ». Ils expriment aussi la sensation d’isolement, de profonde solitude — « personne ne dit bonjour », et il faut toujours qu’ils fassent attention au « calme pour les voisins ». A ces soucis du quotidien se mêlent des bribes de réflexion existentielle. Les remarques fusent — allant de « Je suis fier, mais pourquoi ? » à « je vais me suicider, je veux mourir » — et contrastent avec la légèreté des premiers dialogues. Tous ces questionnements sont placés sur le même plan : « l’amour est difficile, la mort est difficile, le métro est difficile ». Symboliquement, au-delà de lutter pour vivre au jour le jour, ces réfugiés se battent aussi pour conserver leur individualité et humanité. Ils en viennent d’ailleurs à solennellement déclarer : « c’est très difficile mais on n’a pas le choix ».

L’humour apparaît très vite comme la meilleure des armes dans ce combat. La vision des français qui émerge des dialogues entre les deux réfugiés force d’ailleurs le public à l’autodérision ! Les frères Mala rient des retards de la SNCF, de tous les français qui roulent en Mercedes, des remarques racistes qu’ils ont pu entendre — « il va tuer le Président ! Je vais tuer le Président. » Ils finissent même par entrer dans un jeu de rôle en imitant les français. Ils s’habillent alors avec des chemises cintrées et portent un chapeau. L’un d’eux déclare « tu veux de l’argent ? » et l’autre répond : « j’ai pas besoin d’argent, j’suis français. » Ils se prennent également à rêver : « si j’étais français, j’irais au cinéma toute les semaine… non, tous les jours ! … non, cinq fois par jour » ou encore « si j’étais français, je voyagerais au Brésil pour prendre un café ». Il y a là une véritable mise-en-abîme : les réfugiés jouent le rôle de français et, comme sur scène, en exagérant les traits. Le public ne peut alors s’empêcher de sourire, d’émettre quelques éclats de rires, tant les deux hommes semblent émerveillés par ces rêves grandiloquents et cette vision hyperbolique des français — il y a un tel décalage entre les aspirations de ces migrants, celles des personnages qu’ils jouent, et la réalité quotidienne! Il est tout de fois impossible de rire pleinement, car au fur et mesure que les dialogues entre les réfugiés se succèdent, une tristesse infinie subsiste. L’humour est avant tout là pour faire face au terrible sentiment de désillusion des deux hommes ; mais ils savent pertinemment que leur rêve de grandeur ne peut complètement devenir réalité. L’imitation et le jeu de rôle, quant à eux, traduisent le sentiment d’être un imposteur, de devoir toujours prétendre et présenter une façade pour tenter de s’intégrer à une société qui les rejette perpétuellement.

“Viens, on est français ! On va aller voir Juliette Binoche !” © Evan Boulogne

Au fur et à mesure de la pièce, la musique et la danse acquièrent une dimension salvatrice pour lutter contre ce mal-être profond. Au cours des premières minutes de la pièce, « Une dernière danse », d’Indila, retentit, et l’un des deux hommes s’écrit qu’il s’agit de la dernière danse des réfugiés. Que cette dernière danse s’effectue sur une chanson française symbolise le fait qu’en arrivant en France, ces deux réfugiés sont prêts à sacrifier leur amour de la musique et de la danse, qui apparaît comme un aspect crucial de leur identité syrienne. Toutefois, et assez ironiquement, la chanson d’Indila donne lieu à la première danse de la pièce, mais certainement pas la dernière. Les musiques orientales, nord syriennes, qui se succèdent ensuite font échos à la nostalgie des migrants, mais les aide aussi à surmonter les épreuves. En les écoutant, les deux hommes se mettent à danser. Leur pieds frappent le sol alors que le rythme entraînant de la musique les guide. Les frères Mala se mettent à chanter et exécutent la même chorégraphie, simultanément. Le tout est, bien sûr, planifié, mais exécuté de façon si naturelle que c’est comme si les sons orientaux réveillait en ces deux hommes des mouvements instinctifs. La nostalgie cède à une joie pure, sans limitation, qui s’empare d’eux. Les deux migrants sont également enthousiasmés des chansons de Brel : ils chantent à tue-tête « La Valse » et la dansent sur un rythme similaire à celui qu’ils adoptent lorsqu’ils bougent au son de musiques traditionnelles syriennes. La danse et le chant deviennent un pont entre les cultures, un langage universel — de la Syrie, à la France, à la Belgique représentée par Brel.

La Valse de Brel revisitée par les frères Mala © Evan Boulogne

L’expérience racontée par ces deux hommes est en effet avant tout une expérience humaine. Le temps d’une petite heure, ils ont transmis un condensé d’émotions qui nous a fait passer du rire au silence le plus total, de la joie à la tristesse, de la désillusion à l’espoir. Le décor dépouillé de cette pièce — une simple chaise et une valise — permet d’ailleurs d’aller droit au but, d’invoquer des sentiments purs et tellement humains, d’aller directement au delà des apparences. Les deux hommes achèvent d’ailleurs la pièce en ne portant plus que des sous-vêtements identiques. Symboliquement, ils prouvent que malgré les barrières culturelles et sociales que nous érigeons, nous sommes tous humains et profondément similaires. La représentation est donc une invitation à moins nous mettre en scène dans la vie quotidienne, et à s’ouvrir à cette humanité et universalité. C’est d’ailleurs sur cette note d’espoir et de joie que la pièce se conclut : alors qu’ils avaient déclaré être « sous terre » au début de la pièce, les deux hommes annoncent qu’ils vont « sortir pour sentir le parfum de Dieu. »

“On va sortir pour sentir le parfum de Dieu” © Evan Boulogne

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