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Titre provisoire

By December 20, 2018 No Comments

Par Camille Ibos

Sachant qu’un juge est interdit de se prononcer sur les affaires qui concernent ses proches, j’étais positivement terrorisée en arrivant dans le vieux réfectoire ce matin-là pour la première représentation de théâtre de l’année. J’étais juste assez en retard pour que Thomas Sené, déjà fondu dans son rôle d’un vigile un peu balourd, me salue d’un « Allez vite vous asseoir, m’dame ». J’avais encore en tête la performance de ce même Thomas, l’an dernier, interprétant un Créon si véridique dans Antigone d’Anouilh, que l’ensemble des spectateurs avaient cru devoir l’emmener en urgence à l’hôpital alors qu’il partait dans un quinte de toux improvisée. Ce souvenir ne pouvait que renforcer ma double peur à l’idée d’écrire cette critique si jamais, par hasard, je n’aimais pas la pièce : j’avais le choix entre mentir effrontément en jetant des fleurs à des amis sincères, ou être sincère moi-même et m’aliéner des gens auxquels je tenais. Je leur suis donc vraiment reconnaissante de m’avoir évité ce dilemme, parce que, spoiler ! j’ai aimé. J’ai même vraiment beaucoup, beaucoup aimé, et cette heure vingt de représentation est passée terriblement vite.

L’histoire de Titre provisoire, c’est d’abord celle de Pauline et Hadrien, élèves en deuxième année et pointures de DramaThalia, en tant que respectivement, sa présidente et l’interprète de Hémon dans Antigone au printemps dernier. C’est lors du festival d’Avignon cet été, dans lequel tous deux travaillaient, que l’idée est née d’écrire à quatre mains une pièce de théâtre… sur le théâtre. Il s’agissait de présenter les situations de la vie quotidienne dans lesquelles chacun joue un rôle ; la politique et les soirées entre amis, mais aussi les voyages et les repas en famille. Écriture d’un script, listing de toutes les situations dans lesquelles on se mue en acteur, puis auditions : cette histoire est vite devenue celle, aussi, d’Alaïs, Adèle, Aude, Baptiste, Edouard, Lucas et Thomas.

La pièce commence. L’absence de scène et l’utilisation de l’espace par les comédiens qui jouent parfois à côté ou tout près de nous, transportent directement le public lui-même dans l’action. Puis pendant quatre-vingts minutes, les scènes s’enchaînent, en des transitions subtiles et étudiées, s’appuyant sur un mot, une action, un personnage, transformant en Tout ce qui aurait pu n’être qu’un patchwork d’extraits sans lien entre eux. Le résultat est intense : les comédiens ne quittent jamais la scène, se changeant derrière des paravents, et le public est presque malmené par la diversité des styles, entre dialogues parlés, slam et même danse ; par le changement d’atmosphère, d’une assemblée nationale survoltée à un cockpit d’avion, plus calme. Mais l’ensemble fonctionne et la trame reste simple à suivre : c’est du théâtre qui parle de théâtre, et les situations décrites, quoique nouvelles, ne semblent pas étrangères tant on s’y reconnaît.

On sent tout au long de Titre provisoire plusieurs influences qui se mêlent. La patte de Pauline revient dans l’absence de séparation entre public et comédien, tandis que quelques clins d’oeil à Antigone parsèment la pièce. Le festival d’Avignon semble aussi avoir inspiré les auteurs : la représentation débute par une scène d’ « hommage au théâtre » lors d’un festival, et se poursuit plus tard, dans le cadre d’une soirée entre amis qui tourne mal, par le même type de theater games auxquels eux jouaient à Avignon. Mais plusieurs parties de la pièce ont été écrites par les comédiens eux-mêmes : cette scène des theater games l’a été par Lucas, qui finit par en jouer le rôle principal, celui d’un adolescent qui avoue à ses amis avoir écrasé un vieil homme au volant d’un tracteur, tandis que Baptiste a écrit, et interprète, le passage sur Tinder. Les vies de chacun ont également été prises comme source d’inspiration ; à la fin de la pièce, les comédiens, hilares, me racontent qu’ils auraient pu l’intituler La vie d’Adèle, tant se multiplient les clins d’oeil à Adèle, qui joue tour à tour une écrivain blasée ou une parlementaire pleine d’emphase, et en référence à laquelle ils ont inclus la mention, dans Titre provisoire, d’un pique-nique avec Laurent Wauquiez et d’une rencontre avec Jacques Brel dans une cave. Anecdote rigolote : alors que peu avant la date de représentation, la scène sur la famille n’avait pas encore été écrite, le déclic a été un message vocal envoyé par cette même Adèle, malade, pour s’excuser de ne pas pouvoir venir aux répétitions… le message a été repris à l’identique au début de la scène, et a donné naissance au personnage d’une mère obsédée par l’homéopathie et confrontée à l’hypocrisie d’une famille qui s’entredéchire.

C’est aussi ça, la force de cette pièce : sa sincérité. Si chaque comédien se fond dans sa multitude de rôles, il apporte aussi sa touche personnelle à chacun ; et du fait de la grande liberté laissée selon eux par les metteurs en scène, tous y ont mis un peu d’eux-mêmes pour un mélange détonnant et plein de variété qui donne à chacun son heure de gloire : pour n’en citer que quelques-uns, la danse hilarante de Lucas sur Moustache ; le slam composé et interprété par Aude, qui selon un autre comédien ‘est un cran au-dessus de tout ce que fait Grand Corps Malade’ ; ou encore l’interprétation flamboyante de Chanson populaire par un Edouard au sommet de sa forme et dont on comprend la place chez les Vibes. Le tout sous les yeux de Hadrien, qui joue dans la pièce le rôle d’un modérateur à l’assemblée, ou en général de celui qui re-cadre, comme un metteur qui interprète son propre rôle, finalement ; et de Pauline, dont j’avais peur qu’elle reste pendant la pièce aussi statique et stressée que pendant Antigone, mais qui était toujours la première à rire devant le talent de ses comédiens, lesquels la décrivent par son franglais et sa grande flexibilité quand il s’agissait de raccourcir la pièce : ‘tu n’aimes par cette partie? tu n’arrives pas à la faire? ok, on cut’.

Au final, Titre provisoire, c’est un peu cette manière de rendre extraordinaires des moments ordinaires, et de laisser au spectateur la possibilité de leur donner son propre titre. On s’y reconnaît, et on en sort tant en souriant qu’en réfléchissant un peu sur ce qu’on vient de voir : un fond qui sonne familier et vrai, et une forme pleine de créativité, d’énergie et de la même générosité qu’on sent en discutant avec les comédiens. Lors de la brève interview qu’ils ont eu la gentillesse de me laisser faire après la première représentation, tous plaisantaient les uns avec les autres et se taquinaient comme un collectif qui fonctionne et met en valeur la personnalité de chacun. Et puis en les écoutant, je nous ai comme vus de l’extérieur : moi jouant le rôle de la journaliste, et eux se prêtant au jeu ô combien difficile de décortiquer sa propre oeuvre. Au final, le titre provisoire, c’est peut-être celui de l’étiquette différente dont chacun de nous se pare dans chacune des situations qu’il vit, avant de l’abandonner, provisoirement toujours, pour passer à la scène suivante…

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