En ce mercredi 23 Janvier 2019, le film événement The Hate U Give, réalisé par George Tillman Jr, sort (enfin !) dans nos salles de cinéma. Avant de pouvoir le découvrir, parlons du roman d’Angie Thomas, duquel il est directement tiré. Véritable phénomène aux Etats-Unis, l’oeuvre d’Angie Thomas a notamment été finaliste du National Book Award et récompensé par plusieurs prix prestigieux.

Imaginez. Voir votre meilleur ami mourir sous les balles d’un policier. Qu’en l’espace de quelques minutes, vous puissiez chanter une chanson de rap à tue-tête, puis vous retrouver avec un cadavre sur les genoux. Vous faire attaquer, menacer de mort sans qu’il n’y ait de justification, de motif autre que le fait que vous ayez une couleur de peau trop sombre. Et enfin, que l’homme responsable de ce carnage, de ce meurtre, ne soit pas inculpé.

C’est ce que nous propose Angie Thomas dans son roman The Hate U Give (THUG) (La Haine qu’on donne). Elle y raconte l’histoire de Starr, 16 ans, qui se bat pour que la vérité soit rétablie après le meurtre de son ami d’enfance, Khalil. Khalil est tué alors qu’il raccompagne Starr chez elle en voiture après une soirée. Suite à un contrôle de routine qui tourne mal, le jeune homme est abattu et Starr menacée de mort par le policier qui les arrête. Un clair abus de pouvoir, un véritable assassinat. Sauf que Khalil, traité comme un simple dealer, un voyou d’une cité mal famée, n’apparaît pas comme une véritable victime aux yeux des autorités, qui refusent de condamner le policier responsable. Après de nombreuses hésitations, et malgré la terreur et la tristesse qui l’accablent, Starr décide alors d’honorer la mémoire de son ami et de se battre pour faire changer ce jugement. Au travers d’un roman et sous couvert de personnages fictifs, Angie Thomas dépeint donc ici une réalité faite de complexité et dénonce un sentiment d’injustice profonde, une colère sourde qui saisissent toute une communauté. Avec une narration particulièrement touchante, elle s’empare de la question tellement sensible, mais au combien cruciale, des violences policières et raciales aux Etats-Unis.

Alors que le nombre de victimes de violences policières est en constante augmentation aux Etats-Unis et qu’elles visent principalement les personnes de couleur, The Hate U Give propose une illustration poignante de ce problème de société, une approche humaine, émotionnelle, aux faits divers relatés dans la presse. Le 5 Octobre dernier, le New York Times publiait par exemple un article au titre abrupt : “15 Black Lives Ended in Confrontations With Police. 3 Officers Convicted.” (“15 Personnes noires tuées lors d’altercations avec la police. 3 officiers de police inculpés”). The Hate U Give s’inscrit aussi dans un mouvement artistique qui a pris beaucoup d’ampleur en réaction à la résurgence des actes racistes et suprémacistes dont ces dernières années ont été le témoin. Les mots d’Angie Thomas dénoncent la même réalité que celle dépeinte dans le chef d’œuvre de Childish Gambino, This is America, ou dans le film bouleversant de Spike Lee, Blackkklansman.

Mais alors qu’Angie Thomas aurait pu aborder ce thème d’une multitude de manières différentes, elle a choisi de le faire sous la forme d’un roman, au registre Young Adult. Un choix qui peut s’avérer déconcertant dans un premier temps. Les mots, tellement simples, semblent en décalage par rapport à la profondeur de la réalité évoquée. Les dialogues mènent le récit et nous familiarisent à des personnages qui peuvent à première vue sembler quelque peu clichés. Starr est ainsi une jeune fille noire vivant dans une banlieue défavorisée, mais scolarisée dans une école d’un quartier huppée, où elle est côtoie des blancs tellement privilégiés qu’ils sont complètement déconnectés de la réalité. Les premiers chapitres insistent beaucoup sur ses problèmes de coeurs, ses disputes entre copines, et son sentiment constant de n’être ni comprise par ses camarades de classe, ni par sa famille, honorable mais mêlée à des guerres de gangs perpétuelles.

Toutefois, à mesure que les pages se succèdent, la simplicité déconcertante de l’écriture apparaît être la plus grande force du roman. Angie Thomas semble nous prendre par la main, nous guider sans heurt mais avec une fermeté résolue. Elle veut nous immerger dans une réalité dont tout lecteur ne peut jamais vraiment prendre la pleine mesure : celle d’être noir, dans une banlieue défavorisée des Etats-Unis. Les yeux de Starr deviennent les nôtres. Starr est effectivement le personnage parfait pour mener en douceur tout lecteur blanc, issu de la classe moyenne, à une réelle prise de conscience. Parce qu’elle est tiraillée entre deux mondes, dont l’un se rapproche sans doute davantage de celui du lecteur ; et parce qu’elle est également en proie aux problèmes classiques d’une adolescente, elle est accessible et attachante. Elle a des airs candides de meilleure copine, de quelqu’un qui serait différent mais pourrait nous comprendre, et que nous comprenons donc plus facilement. À travers elle, nous pouvons donc prendre la pleine mesure des difficultés à naviguer une société majoritairement blanche tout en étant noire, des micro-agressions et des détails qui relaient le racisme au quotidien sans que nous nous en apercevions. Petit à petit, les combats du quotidien et les dilemmes qui se présentent à Starr s’imposent également à nous. Comment peut-elle respecter et honorer sa famille et ses origines, tout en s’insérant dans un milieu plus privilégié? Comment peut-elle être fière de sa couleur de peau et militer pour les droits des Noirs, tout en appréciant des Blancs? Comment peut-elle rétablir la justice, si sa parole se paye au prix d’un danger perpétuel pour elle et sa famille ?

Les dynamiques de Garden Height, son quartier, deviennent elles aussi beaucoup plus compréhensibles, et nous devenons plus à même d’en saisir les complexités. Progressivement, The Hate U Give abat nos idées reçues et préconçues pour nous faire entrer dans la vie d’une communauté vivante et tellement attachante. La famille de Starr est animée d’une réelle tendresse, soudée par l’amour inconditionnel de deux parents prêts à tout pour soutenir leurs enfants. Les personnages sont maladroits, foncièrement imparfaits, hantés par leur passé souvent douloureux. Parfois même, ils se montrent rustres et violents, mais la plupart agit toujours avec l’intention de faire de son mieux et, surtout, de protéger sa famille et sa communauté. Qu’ils soient dealers ou chefs de gang, ces gens subissent les dynamiques d’une communauté profondément empreinte de violence, et ne parviennent à s’en libérer. Mais leurs choix, bien que mauvais, ne reflètent pas leur intentions. Ils demeurent empreints d’une sensibilité qu’eux-mêmes doivent constamment masquer, et qui les rend extrêmement émouvants. Grâce à son roman, Angie Thomas rend donc à ces hommes et femmes marginalisés, catégorisés et rejetés, toute leur humanité.

En faisant cela, elle illustre également cette idée si complexe, et pourtant si saisissante : les violences des banlieues, et tout particulièrement celle des communautés Afro-Américaines, ne sont que le reflet d’une violence qui s’opère à l’échelle d’une société toute entière. Cette idée est condensée dans le titre de son œuvre lui même, tiré d’une chanson du rappeur Tupac Shakur : THUG LIFE veut en réalité dire The Hate U Give Little Infants F**** Everybody (la haine qu’on donne aux nouveaux nés détruit tout le monde). Angie Thomas nous montre donc ici que les guerres de gangs, la violence et la brutalité qui sont souvent associés aux communautés de couleur ne sont pas le produit d’une nature sauvage ou incapacité à vivre de manière paisible. Ce ne sont pas des problèmes qui concernent une minorité, qui devraient être cantonnée à des quartiers et ségréguée. Bien au contraire, Thomas révèle la haine et la violence que la société toute entière projette sur ces minorités. C’est l’affaire de tous. C’est d’ailleurs ce que dénonce aussi Ta-Nehisi Coates dans son oeuvre Between the World and Me. Coates dénonce lui aussi une violence globalisée, organisée, même rendue légitime par les autorités. Une violence qui s’opère avant tout sur le corps des Noirs, constamment déshumanisés. Un mécanisme de survie s’enclenche alors : parce-ce que la justice ne semble jamais vraiment leur rendre justice, et parce-ce que leur corps sont perpétuellement menacés, ces personnes de couleur s’organisent en communautés, et gangs. Leur brutalité est un bouclier paré entre eux et le reste d’un monde fondamentalement violent.

En rendant à ses personnages, ces personnes, leur humanité, Angie Thomas s’inscrit dans ce combat de dénonciation. Armée de ses mots, elle guide le lecteur vers une prise de conscience ô combien nécessaire. Ce dernier se voit alors happé par ce monde, cette communauté, ces chapitres qui défilent. À mesure que les pages se tournent, le rythme du récit s’accélère. Les scènes sont d’abord très détaillées, les conflits intérieurs des personnages principaux exposés. Puis le scénario prend le dessus, les actions s’enchaînent. Et enfin, les derniers chapitres sont séparés par de nombreuses ellipses. C’est comme si nous sautions des chapitres, des moments, des pans de vie, tant nous ressentons le besoin pressant de finir ce livre, d’en finir avec une tension palpable qui ne cesse de grandir. Les mots, la ponctuation, les silences, nous font ressentir toute l’urgence de la situation, jusqu’à ce que Starr réalise : “Pourtant, je crois qu’un jour ça changera. Comment? Je ne sais pas. Quand? Je le sais encore moins. Alors, pourquoi? Parce-ce qu’il y a aura toujours quelqu’un pour se battre. Et peut-être qu’à présent c’est mon tour.”  Une véritable émancipation pour Starr, une prise de pouvoir. Mais aussi et surtout une main tendue au lecteur, une invitation à faire plus.

Angie Thomas écrit d’ailleurs que les “préjudices qui ont tué Khalil,” les stéréotypes qu’un policier blanc a pu avoir d’un black thug. Et parce que ce sont les préjugés qui détruisent tant de vies, condamnent une société toute entière, Angie Thomas part en guerre contre eux, armée de sa plume. “Et peut-être qu’à présent c’est mon tour,” prend alors une tournure méta-textuelle. Il devient évident que ces pages que nous tenons dans nos mains sont un exemple de ce qui est possible, de ce qui est faisable. The Hate U Give est une apostrophe directe, d’une humilité et humanité saisissante. Et peut-être qu’à présent, c’est à notre tour d’y répondre…

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