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 Comment répondre au terrorisme ?

By November 8, 2020 No Comments

 

Le terrorisme choque et sidère. Il suscite une multitude de sentiments, de l’effroi à l’indifférence, de la volonté de protection à la volonté de vengeance. Mais comment répondre au terrorisme ? Comment laisser place à la raison face à un acte porteur d’une telle charge émotionnelle ? Au delà des enquêtes de police et des effets d’annonce post-attentat, quelles pistes durables pour combattre l’ignominie ?

La préservation des libertés, la compréhension du phénomène « islamiste », la relation entre islam et laïcité, et la politique étrangère de la France face au terrorisme constitue autant de points centraux pour construire une réponse politique de long terme face au terrorisme.

La question du juste équilibre entre liberté et sécurité est épineuse mais mérite d’être posée dans un Etat de droit. Il est assez ironique de voir que le mot securitas, qui signifie chez les stoïciens absence de peur et tranquillité de l’esprit, sert désormais à désigner la panique sécuritaire qui agite nos sociétés après chaque attentat. La lutte contre le terrorisme ne doit pas nous faire oublier l’importance des libertés et de l’Etat de droit. En effet, elle a pu donner lieu au déploiement massif de mesures liberticides, comme les perquisitions, pour des résultats très minces concernant la violence terroriste. Ces dernières années sont apparues plusieurs tendances inquiétantes. Pour paraphraser Léon Blum quand il dénonçait les lois scélérates s’appliquant aux anarchistes à la fin du XIXè siècle: dirigées contre les « islamistes », elles ont eu pour résultat de mettre en péril les libertés élémentaires de tous les citoyens.

La première concerne le développement de dispositifs de cybersurveillance (ou « cyber protection » dans la novlangue sécuritaire) malgré une efficacité en la matière plus que limitée (1),  et voire même pour l’intelligence artificielle, l’existence de biais racistes aux conséquences potentielles extrêmement lourdes.

La deuxième consiste en l’usage fréquent de l’état d’urgence, censé être un état d’exception, et le passage de certains de ses dispositifs dans le droit commun ainsi que leur extension à d’autres domaines. Conçues pour faire face à la menace terroriste, certaines dispositions de l’état d’urgence comme l’assignation à résidence ont pu être utilisées à des fins plus larges, contre des militants écologistes par exemple. Et l’Histoire enseigne que ces mesures peuvent être réversibles. Les partisans de l’Algérie française qui en 1955 applaudissent sans réserve la loi sur l’Etat d’urgence se verront victimes de ce dispositif 5 ans plus tard, lorsque De Gaulle décide d’instaurer l’État d’urgence après le putsch d’un « quarteron de généraux » en 1961. Nul doute que l’obsession sécuritaire donne satisfaction aux organisations terroristes qui cherchent instiller la peur dans les sociétés européennes.

Un autre impératif, si l’on veut combattre le terrorisme dit « islamiste » serait de mieux connaître l’islam et plus encore ce phénomène que l’on appelle « islamisme », qu’il soit « radical » ou « politique ». Néanmoins, le terme « islamisme » pose problème car il sert de concept fourre-tout pour mélanger six réalités différentes. Ainsi, il sert à désigner selon les situations les musulmans pratiquants, comme les femmes portant le hijab, et dont certains posent leur religion en socle de leur engagement politique ; le soft-power religieux des pays du Golfe ; des mouvements comme l’AKP turc ou le parti tunisien Enahhda qui cherchent à imposer leurs convictions religieuses dans le champ politique institutionnel ; des pratiques rigoristes mais apolitiques, comme celles des salafistes, néo-wahhabites, et tablighis ; la confrérie égyptienne des Frères musulmans, et enfin la violence djihadiste. Pour comprendre cette dernière, il faut se départir des explications religieuses et culturalistes, qui permettent à la société d’avoir bonne conscience en présentant les terroristes comme étrangers à elles et radicalement autres et qui dépolitisent l’adhésion idéologique et le passage à l’acte.

Chercher à expliquer la violence djihadiste par l’existence d’une idéologie orthodoxe est à la fois faux et dangereux. Faux car, pour ne citer que deux contre exemples, la ville de Marseille connue pour ses prédicateurs salafistes a enregistré peu de départs en Syrie et la Tunisie, où l’enseignement est largement laïque, est le pays qui a envoyé le plus de combattants rejoindre Daech au Levant, largement devant le Maroc et l’Arabie Saoudite pourtant gouvernés par des monarchies conservatrices. Dangereux puisqu’il faudrait réhabiliter le délit d’opinion et élaborer des lois liberticides. Au terrorisme dit d’ « atmosphère » répondrait une « atmosphère » de suspicion généralisée passant outre l’Etat de droit. Si la République entend combattre la diffusion des idéologies rigoristes et fondamentalistes, elle doit convaincre et non vaincre.

Par ailleurs, hors de ce prisme idéologique, force est de constater que les terroristes sont généralement socialisés en France et dans la République. La plupart sont Français et ont fréquenté les bancs de l’école publique républicaine et laïque. Concernant l’assassinat de Samuel Paty, le jeune terroriste, dont l’origine tchétchène a largement été martelée dans les médias, vivait en France depuis plus de 10 ans. Les attentats de ces dernières années ont été organisés de manière autonome en France, à l’exception notable de ceux du 13 novembre 2015. Les recruteurs djihadistes construisent un discours adapté au contexte français, en insistant sur le sentiment de frustration et en instrumentalisant le passé colonial de la France pour susciter le ressentiment. Ainsi, combattre efficacement le terrorisme djihadiste nécessite de chercher ses raisons et ses motivations dans la société française, notamment pourquoi des jeunes gens deviennent réceptifs à la propagande djihadiste. Ce qui n’est pas excuser les terroristes pour leurs crimes atroces.

Un troisième point essentiel, en lien direct avec le second, concerne les « principes et valeurs de la République », souvent présentés avec une ferveur toute religieuse. Il n’a pas fallu attendre longtemps après la mort de Samuel Paty pour que la laïcité soit brandie en étendard dans le débat public. Même si espérer résoudre le terrorisme par la laïcité relève de l’utopie, il importe de redonner un sens à la laïcité, trop souvent dénaturée par des « républicains » autoproclamés. En effet, les débats que nous avons aujourd’hui, sur les signes religieux ou le financement de lieux de culte ont déjà eu lieu et ont déjà été tranchés au début du XXè siècle, entre 1905 et 1920. Pour ne citer que celui du financement des mosquées, en 1920, Briand, le rapporteur de la loi de 1905, votait une loi accordant un crédit de l’Etat pour la construction de l’actuelle Grande Mosquée de Paris. Le député radical Herriot, lui aussi artisan majeur de la loi de 1905, le justifiait ainsi « Nous nous sommes préoccupés de cette question. L’Etat français reconnaît aux citoyens français des colonies le droit de pratiquer leur culte, quel qu’il soit. Il n’y a aucun inconvénient à donner aux musulmans une mosquée puisque très légitimement nous donnons aux catholiques des églises, aux protestants des temples et aux israélites des synagogues ». En effet, il faut rappeler que la loi de 1905 met à la disposition gratuite des cultes tous les lieux de culte construits avant 1905 et donc avec de l’argent public, et aujourd’hui les collectivités locales sont tenues de financer leur entretien et leur rénovation. Concernant le souhait d’interdire les signes religieux,  c’est aussi l’interprétation libérale qui a triomphé en 1905. Malheureusement, l’esprit libéral de la loi semble avoir été oublié, même s’il continue d’être défendu par le Conseil d’Etat et par l’Observatoire de la laïcité.

Une autre dimension importante de la laïcité concerne l’impensé colonial. Il est temps pour nos politiques de comprendre que les musulmans sont laïques et par conséquent de mettre fin au statut d’exception que revêt l’islam dans nos débats et dans nos institutions. En effet, la France cherche à contrôler l’islam de France par le biais d’institutions cooptées comme le CFCM, en coopération avec les Etats du Maghreb dont de nombreux membres du CFCM sont les émissaires officieux. Pourtant, le CFCM, souvent présenté comme représentant de l’islam de France, disposent d’une faible légitimité (2). Ce désir de contrôler une religion jugée dangereuse n’est pas nouveau et s’est déjà manifesté dans les années 1840 durant la colonisation de l’Algérie.

Et la laïcité vaut mieux qu’un outil politique pour rendre acceptable l’obsession de l’islam d’une certaine partie du spectre politique, gauche comprise, et qui est héritée de l’histoire coloniale. Le 13 mai 1958, alors que la IVè République poussait son dernier souffle, a lieu à Alger une cérémonie de dévoilement en soutien à l’Algérie française et organisée par la femme du général Salan, durant laquelle de jeunes Algériennes doivent retirer leur voile avant de la brûler. Le psychiatre et militant anticolonial Frantz Fanon, témoin de la scène, décrit plus tard comment le voile est devenu un objet de confrontation, d’une lutte acharnée entre colonisateur et colonisés. L’obsession antivoile du colonisateur fait du voile un instrument de protestation et de libération aux yeux des colonisés. Ainsi le jeune militant tunisien Habib Bourguiba qui à Paris en 1929 défendait le droit des femmes tunisiennes à porter le voile face aux injonctions des politiques français sera le dictateur qui, en 1957, dans la Tunisie récemment indépendante, interdira le voile alors qualifié de « chiffon ».

Enfin, combattre le terrorisme nécessiterait de revoir notre politique étrangère. Un examen critique des opérations extérieures contre le terrorisme serait pertinent, pour se demander si elles ne nourrissent pas le monstre qu’elles prétendent combattre. En effet, ces opérations extérieures causent un nombre de victimes collatérales élevé. Selon une enquête du New York Times réalisée en 2017, les raids aériens de la coalition anti-Daech au Levant ont fait 31 fois plus de victimes civiles que le bilan officiel. Sa politique étrangère contre le terrorisme conduit la France à soutenir des gouvernements autoritaires et coupables d’exactions contre les civils. Le premier client de l’industrie militaire française est l’Egypte du maréchal Al Sissi, qui combat à la fois le groupe Etat Islamique au Sinaï et la liberté d’expression. Sous prétexte de lutte contre le terrorisme, l’Etat égyptien survielle toutes les télécommunications (grâce à un dispositif français) et fait disparaître journalistes et opposants. En réalité, les deux principaux groupes djihadistes ne sont rien d’autre que la progéniture inattendue de l’Occident, fruit de ses liaisons peu glorieuses avec des régimes autoritaires, et de ce viol de l’invasion de l’Irak en 2003 (3).

Pire encore, certains stratégies de la France et de ses alliés ont pu renforcer directement des groupes djihadistes. Au Yémen, la sale guerre de l’Arabie Saoudite avec des armes américaines et françaises contribue à renforcer Al Qaeda au Yémen, l’organisation qui a entraîné les frères Kouachi et a revendiqué l’attentat contre Charlie Hebdo en 2015. Dans sa détestation obsessionnelle de l’Iran et de ses alliés houthis, le royaume saoudien a trouvé en Al Qaeda au Yémen un allié de circonstance, évitant soigneusement de pilonner les zones tenues par les djihadistes et leur livrant des armes américaines et européennes. Les Etats-Unis s’accommodent de cette situation, laissant Al Qaeda combattre les Houthis (4) et la France approuve tacitement ces opérations en continuant d’armer l’Arabie Saoudite.

La compréhension du terrorisme est rendue difficile par une lecture manichéenne, celle de la lutte du bien, la France et ses alliés, contre le mal, les groupes djihadistes. Or ces groupes se développent généralement dans des zones de « non-Etat » ou de « mal-Etat », où par exemple l’accès à la justice est entravé par la corruption, et où l’armée peut commettre des massacres, si bien que les djihadistes peuvent être préférés à l’Etat par la population. Les groupes terroristes, bien qu’il se revendiquent de mouvances internationales, se greffent sur des enjeux économiques et politiques locaux, comme la place des Touaregs dans l’appareil administratif et l’accès à la terre au Mali. Face à des enjeux d’ordre social et politique, il est donc illusoire de vouloir résoudre le terrorisme à l’étranger par une réponse tout-militaire, en appuyant et perpétuant les conditions politiques qui ont contribué à l’émergence de ce phénomène.

 

A l’heure où l’expression « Islam des Lumières » est à la mode, il serait bon de réfléchir à une « République des Lumières », respectueuse des libertés, de l’Etat de droit et du principe de tolérance qui fonde sa laïcité, aussi bien dans sa politique interne que dans sa politique étrangère. Ecoutons Clemenceau, qui, dans un discours de 1903 dénonçant les risques de tyrannie de l’Etat laïque, déclarait : « S’il devait y avoir un conflit entre la République et la liberté, c’est la République qui aurait tort et c’est à la liberté que je donnerais raison. » (5)

 

(1) Dont l’attentat du 14 juillet 2016 dans la ville la plus « vidéosurveillée » de France est une tragique démonstration.

(2) En 2013, à peine 900 lieux de culte sur les 3000 que compte la France avaient participé aux élections du CFCM.

(3) Al Qaeda a été financé et armé par l’Arabie Saoudite et les Etats-Unis durant la guerre d’Afghanistan et Daech s’est construit sur les tensions confessionnelles cultivées par les dictatures de Saddam Hussein et de Bachar el Assad, longtemps alliées de l’Occident, et grâce au soutien militaire et politique des tribus sunnites irakiennes, renforcées par le désordre de l’invasion de 2003 puis soutenues par les Américains dès 2004.

(4) Les Etats-Unis se contentent d’éliminer par drone quelques chefs d’AQPA, mais sans grand impact.

(5) Georges Clemenceau, « Discours pour la liberté », 17 novembre 1903, « Je repousse l’omnipotence de l’État laïc parce que j’y vois une tyrannie. »

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