Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi le nouveau film de Christopher Nolan ou le dernier Marvel n’étaient pas disponibles plus tôt sur Netflix ou Disney +? La réponse à cette question tient en 3 mots : chronologie des médias.
Mais en quoi consiste cette spécificité française ? Est-elle bénéfique pour nous, consommateurs d’œuvres cinématographiques ?
La chronologie des médias : c’est quoi?
La chronologie des médias est un mécanisme au sein de l’industrie cinématographique française qui vise à organiser la diffusion des films sur les différentes plateformes et médias sur le territoire.
Autrement dit, chaque support (cinéma, DVDs, télévision, vidéo à la demande…) a une place dans cette chronologie définie par des règles précises. Cette place détermine le laps de temps avant qu’un film puisse être distribué sur ces plateformes après son exploitation par les salles de cinéma (les premières dans la chronologie). Elle est attribuée à ces médias en fonction du financement qu’ils prodiguent à la création cinématographique en France. Par exemple, Canal + est actuellement le premier financeur du cinéma français avec pas moins de 190 millions d’euros injectés par an dans cette industrie, érigeant la plateforme Canal en haut de la chronologie des médias.
C’est au début des années 1980 qu’une forme de chronologie des médias apparaît en France, due à la popularité des supports physiques de diffusion et de la télévision. Les premières lois avancent des délais pour la diffusion de films sur d’autres supports que les écrans de cinéma. Ces échéances se sont précisées au fil des nouvelles technologies et des accords entre les acteurs de l’industrie.
Depuis l’arrêté du 4 février 2022, la chronologie des médias a été réaménagée afin de prendre en compte l’évolution du paysage audiovisuel et la potentielle apparition de nouveaux concurrents. Cet accord entre les différents acteurs de la diffusion cinématographique en France a établi des fenêtres de diffusion et une durée d’exclusivité bien précise pour chaque média. Tout d’abord, les salles de cinéma ont l’exclusivité totale sur les œuvres cinématographiques pendant environ un mois. Quatre mois après la diffusion en salle, le film est disponible à la vente et la location (DVDs, Blu-rays, VOD). Six mois après son exploitation en salle, Canal + et Orange Cinéma Séries (OCS) peuvent ajouter ces créations à leur catalogue. Pour Netflix, il s’agit de 15 mois après la diffusion en salle. Quant à Amazon Prime et Disney +, ces géants de la SVOD doivent attendre 17 mois avant de pouvoir proposer le film dans leurs catalogues. Finalement, près de 2 ans (22 mois) après leur sortie en salle, les chaînes de télévision gratuites comme TF1, M6 ou France TV peuvent enfin diffuser le film.
Ces changements dans la chronologie entraînent de nombreuses controverses sur la manière de consommer du cinéma et l’impact des plateformes de streaming sur l’industrie cinématographique.
Bonne ou mauvaise idée ?
La chronologie des médias est un système spécifique à la France, nécessaire pour protéger l’industrie cinématographique. En plus de prélever une taxe sur chaque ticket de cinéma vendu (la taxe sur les entrées en salles de spectacles cinématographiques TSA), le Centre National du Cinéma (CNC) est financé grâce à des accords avec les différents diffuseurs de films. Ces financements, redistribués afin de financer l’industrie cinématographique française, permettent de créer des centaines de nouveaux films chaque année, et donnent l’opportunité à des artistes, quel que soit leur budget, de créer. Le financement du CNC, permis par les entrées en salle et les diffuseurs, crée un véritable cercle vertueux qui permet au cinéma français de ne pas être écrasé par Hollywood.
Ce système permet à la France de rayonner à l’international à travers son cinéma, protégeant ainsi l’exception culturelle française. A contrario, d’autres pays, dont l’industrie cinématographique était autrefois prolifique, comme l’Italie, ont succombé à la libéralisation de la télévision et au pouvoir du cinéma américain. Ainsi, la France est un des seuls pays européens qui reste un acteur puissant dans cette industrie à l’échelle mondiale, un soft power qui est notamment dû à cette chronologie des médias.
Cette dernière permet à la France de ne pas tomber dans les mécanismes purement commerciaux d’Hollywood ou de certaines plateformes, comme Netflix. En effet, ces industries produisent des films afin qu’ils soient rentables, et abondent les salles de suites ou produits similaires pour engendrer le plus d’argent possible. L’avantage du système français est qu’il permet aux auteurs de créer des films originaux, sans nécessité primordiale de rentabilité. Par exemple, l’accord conduit entre Netflix et le cinéma français, dans le but d’améliorer la place de la plateforme dans la chronologie, a établi un financement de 40 millions d’euros par an pour financer des productions françaises de petite envergure par Netflix. Ainsi, la chronologie des médias permet de faire plier certains géants américains comme Netflix, qui n’ont d’autres choix que de financer le cinéma pour espérer rester dans le marché français. Mais elle permet surtout à des artistes avec peu de moyens de proposer des films sortant du lot, de proposer de nouvelles idées et points de vue dans une industrie cinématographique mondiale de plus en plus standardisée. Dans le même sens, l’exclusivité en salle permet de mettre en valeur et d’exposer des plus petites productions, qui tomberaient dans l’oubli des catalogues aux centaines de titres de Netflix ou Prime Vidéo.
Malgré ces points positifs, la chronologie des médias comporte des limites importantes. D’une part, malgré son inscription dans la loi, la chronologie des médias peut être contournée, et les plateformes de streaming l’ont bien compris. En effet, les plateformes SVOD peuvent proposer des versions légèrement différentes des œuvres diffusées en salle et ainsi demander un visa (une autorisation administrative obligatoire pour exploiter un film) différent afin d’ajouter le film à leur catalogue, sans être contraint par la chronologie des médias. En conséquence, ces dernières années ont vu l’apparition de “Director’s Cuts” sur les plateformes, les studios profitant ainsi d’une “zone grise” dans la législature de la chronologie. Néanmoins, le CNC a abordé le sujet en affirmant que les œuvres doivent être “différentes et que ce soit le souhait du réalisateur” pour obtenir un nouveau visa.
D’autre part, la chronologie des médias, et plus largement le financement de l’industrie cinématographique française, sont largement dépendants du groupe Canal, qui finance plus de 500 films par an. Ce géant exerce un monopole sur les créations françaises, ce qui lui donne une influence plus qu’importante. Cette surpuissance inquiète certains : l’idée d’une hégémonie culturelle et potentiellement idéologique d’un groupe comme Canal est décriée par de plus en plus d’acteurs du cinéma français.
Pourquoi cette année est-elle cruciale ?
La chronologie des médias actuelle a été votée en janvier 2022 pour 3 ans. Ce début d’année 2025 est donc crucial pour l’entièreté de l’industrie cinématographique française. La chronologie avait déjà été assouplie en 2022, en donnant une fenêtre de diffusion plus rapide aux plateformes de streaming. Netflix est passé de 36 à 15 mois et Amazon et Disney+ de 36 à 17 mois. L’un des éléments qui peut être prédit pour le renouvellement de cet accord dans les prochains mois est un nouvel assouplissement des règles de diffusion, qui pourrait permettre à Netflix ou Disney + de diffuser les films encore plus tôt. En effet, Disney + serait prêt à avancer 35 millions d’euros par an pour améliorer sa fenêtre de diffusion, qui pourrait être réduite à 9 mois. Des prédictions qui bénéficient avant tout aux créateurs qui pourraient entreprendre des productions plus ambitieuses grâce à ces financements. Mais ces négociations pourraient, a contrario, mener à une diminution des financements actuellement prodigués par Canal. En effet, l’année 2024 a été marquée par la fermeture de la plupart des chaînes de télévision du groupe Canal, comme C8, mais aussi par le licenciement de plusieurs centaines de salariés. Ces coupes budgétaires laissent présager une diminution de leur apport au cinéma français. Ainsi, un bras de fer entre Disney et Canal risque d’avoir lieu. Après avoir mis fin à leur partenariat le 31 décembre dernier, faute d’accord sur un potentiel renouvellement du contrat de distribution qui liait les deux groupes, chaque million abandonné par Canal pourrait être compensé par Disney. Cette compétition devrait impacter grandement la place de ces géants dans le cinéma français, et par extension dans la chronologie des médias en place actuellement.
Cette rivalité fait déjà réagir Canal +, dont le PDG Maxime Saada laisse planer le doute d’un retrait de financements conséquent de la part de son groupe. Il s’est notamment adressé directement aux organisations du cinéma en posant une question radicale : “Est-ce qu’elles préfèrent un modèle dans lequel Canal + contribue largement, quitte à dépendre de lui, ou est-ce qu’elles veulent se libérer de cette dépendance en prenant le risque de perdre 150 ou 200 millions d’euros par an ?”.
En cas de retrait de financement important, il est peu probable que Disney aille au-delà des 35 millions déjà proposés. De ce fait, ces discussions houleuses exposent potentiellement le cinéma français à un risque de diminution flagrante de ses financements, et par conséquent de la création qui en découle.
Mais c’est surtout la question de la dépendance aux entreprises sur-puissantes américaines telles que Disney + qui se pose aujourd’hui plus que jamais. D’un autre point de vue, la diminution des financements de Canal et la montée en puissance de Disney pourraient mettre à mal le monopole de Canal sur le cinéma et ses dérivés, permettant ainsi une diversité encore plus importante d’un cinéma français déjà réputé pour sa richesse.
Abandonner le monopole de Canal tout en gardant une certaine souveraineté nationale dans le financement de notre cinéma, c’est tout l’enjeu qui se tient en ce moment même alors que la renégociation de l’accord se déroule.
Source de l’illustration : numérama
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