Skip to main content

Nous sommes le 25 juillet 1965, lorsque Bob Dylan monte sur la scène du Newport Folk Festival, branche sa guitare électrique et déclenche une onde de choc dans le monde de la musique folk.

Peu d’événements ont fait couler autant d’encre que cette performance qui a marqué l’histoire de la musique rock. Si le monde s’accorde pour souligner son importance, ce qu’il s’y est réellement passé reste sujet à débats. Pour pouvoir pleinement apprécier l’impact culturel de ce concert, il est essentiel de revenir en arrière pour comprendre l’influence de Bob Dylan sur la musique folk des années 1960.

Le renouveau de la musique folk aux Etats-Unis

Mais alors qu’est-ce que la musique folk ? Les termes de musiques folk ou de danses folk sont des expressions dérivées du folklore, mot créé en 1846 par l’écrivain britannique William Thoms pour décrire les traditions et coutumes de la classe populaire. Le mot “folk” est tiré de l’expression allemande Volk désignant un peuple, plus particulièrement les natifs d’une région ou d’un territoire. Ainsi, la musique folk, bien que difficile à définir, est généralement considérée comme la “musique du peuple,” une musique traditionnelle locale qui se transmet oralement de générations en générations depuis plusieurs siècles.  

Au milieu du 20e siècle, un phénomène émerge aux Etats-Unis : le renouveau de la musique folk, ou American folk music revival. Alors que les musiques folk originelles étaient le résultat de coutumes familiales, la musique folk contemporaine est une adoption du style des musiques traditionnelles par des artistes extérieurs à cet héritage. Ce revival a débuté dans les années 1940 et a culminé en popularité au milieu des années 1960. Bien que les figures clés du mouvement, telles que Woody Guthrie, Pete Seeger, Alan Lomax ou Moses Asch, étaient issues de milieux ruraux blancs, les traditions musicales qui les ont inspirées étaient bien souvent Afro-Américaines, avec des artistes tels que Leadbelly ou Josh White. 

Plus généralement, le renouveau, en tant que phénomène populaire et commercial, commence avec le groupe The Weavers, formé en 1948 par Pete Seeger, Lee Hays, Fred Hellerman et Ronnie Gilbert. Le groupe connaît un grand succès en 1950 avec leur reprise du titre de Leadbelly, Goodnight, Irene, qui obtient la première place dans le classement “Best Sellers in Stores” du Billboard. La face B du single, une chanson de danse israélienne intitulée Tzena, Tzena, Tzena, atteint simultanément la seconde place. Cependant, au cours des années 1950, les Weavers, comme de nombreux chanteurs de musique folk, furent accusés par l’État américain d’adhérer au communisme. En pleine période de guerre froide, du MacCarthysme et de la “Red Scare,” ces liens ont empêché pendant un temps la musique folk d’être représentée par des maisons de disques, diffusée à la radio et introduite au grand public.

L’apogée du revival prend place à la fin des années 1950, notamment avec le groupe Kingston Trio qui, en évitant délibérément les chansons ouvertement politiques, parvient à garder une bonne image aux yeux du public américain. Leurs enregistrements entre 1958 et 1961 se vendent à plus de 25 millions de dollars, un véritable succès commercial qui en inspire beaucoup par la suite, tels que The Brothers Four ou le groupe Peter, Paul and Mary. Devenus populaires, les maisons de disques commencent à signer, enregistrer et promouvoir les artistes folk, même ceux qui utilisent leur musique pour faire passer des messages politiques.

L’une de ces artistes engagées, c’est Joan Baez. Alors que le Civil Rights Movement prend de l’ampleur aux Etats Unis, elle utilise ouvertement sa musique pour soutenir les combats qui lui tiennent à cœur. Elle devient rapidement l’une des chanteuses les plus appréciées du monde de la musique folk, avec, à ses côtés, un tout jeune musicien arrivé du Minnesota : Bob Dylan.

Bob Dylan, visage de la musique folk

Bob Dylan, né Robert Zimmerman en 1941 dans le Minnesota, est arrivé à New York en 1961 dans l’espoir de rencontrer son idole de l’époque : Woody Guthrie. Passionné depuis l’enfance par la musique folk, la country et le blues, il s’installe dans le quartier de Greenwich où il commence à se produire dans les bars et cafés locaux. Fin 1961, il se fait repérer par le producteur John Hammond, qui lui obtient un contrat avec Columbia Records.

En janvier 1962, esperant pouvoir performer lors d’un évenement du Congress of Racial Equality (CORE), Dylan écrit The Ballad of Emmett Till, à propos d’un jeune Afro-Américain tué dans le Mississippi en 1955 après avoir été accusé de manquer de respect à une femme blanche. Ce fut la première chanson de révolte (“protest song”) de Bob Dylan. Il écrivit par la suite plusieurs autres titres dans le même style, tels que Talkin’ John Birch Society Blues (une satire de la “Red Scare”), Let Me Die in My Footsteps (une critique de la peur de la guerre atomique des années 1960 qui a mené à la construction d’abris antiatomiques aux Etats Unis), Oxford Town (à propos des manifestations qui ont émergé à la suite de l’admission d’un jeune homme noir à l’université du Mississippi), Path of Victory (sur le mouvement des droits civils), ou encore A Hard Rain’s a-Gonna Fall (à propos de la peur de la guerre nucléaire). 

En avril 1962, Dylan écrit ce qui deviendra l’une de ses chansons les plus célèbres : Blowin’ in the Wind. La mélodie fut inspirée de la chanson No More Auction Block, un hymne chanté par d’anciens esclaves Afro-Américains en Angleterre au 19e siècle. A la différence de ses protest songs précédentes, Blowin’ in the Wind ne faisait pas référence à un incident spécifique; les paroles reflétaient le climat général de peur de la guerre, et d’oppression des défenseurs des droits civils aux Etats Unis. 

Désormais établi comme un “protest singer” et la voix de la jeune génération américaine, Bob Dylan écrira par la suite de nombreuses autres chansons engagées telles que The Lonesome Death of Hattie Carroll (sur le meurtre d’une barman noire par un riche homme blanc), Who Killed Davey Moore (à propos d’un boxer noir décédé à la suite d’un match brutal), Talkin’ World War III Blues (sur la menace nuclaire), Masters of War (contre la course à l’armement entre les Etats Unis et l’URSS), ou encore The Times They Are a-Changin’ qui aborde le climat politique instable et les divisions sociétales des années 1960. Ainsi, Bob Dylan est une figure éminemment politique et engagée, principalement en faveur des droits civiques des Afro-Américains et contre la violence de la guerre du Vietnam. Ce statut de “protest singer” va jouer un grand rôle dans son évolution musicale et la réception de son art, perçu comme le porte-parole de la jeune génération.

Le tournant du Newport Folk Festival de 1965

Le Newport Folk Festival a été créé en 1958, quelques années après le Newport Jazz Festival, afin d’essayer de donner à la musique folk une place plus importante dans la culture populaire. En 1963, Joan Baez, précédemment révélée par la première édition de l’événement, invite Bob Dylan à se joindre à la programmation du festival. Il reviendra l’année suivante pour jouer deux jours consécutifs. 

Cependant, c’est en 1965 que l’histoire du festival a basculé. Le samedi 24 juillet, Dylan avait déjà performé cinq chansons acoustiques au cours d’un “Afternoon Workshop” : All I Really Want to Do, Tombstone Blues, Mr. Tambourine Man, If You Gotta Go, Go Now, et Love Minus Zero/No Limit. A la suite de son atelier, et irrité par les remarques de l’organisateur Alan Lomax envers l’usage de la guitare électrique plus tôt dans la journée par le groupe blues-rock Paul Butterfield Blues Band, Dylan va décider de modifier complètement son concert du lendemain. En quelques heures, il improvisa un groupe composé de Barry Goldberg au piano, Al Kooper à l’orgue et de trois membres du Paul Butterfield Blues Band, à la guitare, la basse et la batterie.

Le dimanche 25 juillet, dès les premières minutes de Maggie’s Farm, la première chanson jouée par le groupe, on pouvait entendre à la fois des huées et des acclamations. Dylan à ensuite enchaîné avec Like a Rolling Stone et Phantom Engineer, devenue It Takes a Lot to Laugh, It Takes a Train to Cry, avant de quitter la scène, sous les cris et applaudissements. Les spectateurs étaient furieux, fascinés, mais plus généralement, ils se sentaient trahis : Bob Dylan, le visage de la musique folk, tournait le dos à ses racines pour adopter la guitare électrique et faire du rock.  L’impact de sa performance électrique fut même décrite par certains comme ayant “électrisé la moitié de son public, et électrocuté l’autre.” Sous les huées du public, et après les supplications de Peter Yarrow, revenu au micro, Dylan a accepté de revenir sur la scène, seul avec sa guitare acoustique. N’ayant pas prévu de partie purement folk, il demanda au public un harmonica, avant de chanter Mr. Tambourine Man et It’s All Over Now, Baby Blue.  

Si cette performance est considérée comme la rupture entre Bob Dylan et la musique folk, en réalité, l’artiste avait déjà amorcé cette transition plus tôt dans l’année 1965. Il avait notamment sorti l’album Bringing It All Back Home, dont la face B était entièrement électrique. De plus, la semaine du festival, le nouveau single de Dylan, Like a Rolling Stone, était déjà omniprésent dans les radios américaines. Qualifiée de “blues électrique” par certains, de “rock” par d’autres, une chose est sûre, ce n’était définitivement plus la musique folk pour laquelle il était connu jusqu’alors. 

Un scandale dans le monde de la musique folk ?

Si Elijah Wald, auteur d’un livre sur le sujet, souligne que certains fans ont adoré la performance de Bob Dylan au Newport Festival, criant “Beatles ! Jouez les Beatles !” ou encore “Annulez le reste de la programmation ! Restez toute la nuit !,” la réaction du public reste tout de même principalement négative.

La première raison du mécontentement des fans fut la durée de la performance. Comme le souligne Al Kooper dans le documentaire de Martin Scorsese No Direction Home, Bob Dylan et ses musiciens ont seulement joué pendant 15 minutes, alors que les autres artistes de la journée avaient joué 45 minutes. Ajouté à cela, la qualité du son était très pauvre. Comparé à aujourd’hui, le volume n’était pas particulièrement haut, mais en 1965 il était encore rare de jouer de la musique rock aux Etats Unis, d’autant plus en extérieur. Dylan et son groupe n’auraient pas eu le temps de terminer d’équilibrer le son plus tôt dans l’après-midi, forcés de libérer la scène pour laisser les autres artistes faire leur balance. La voix du chanteur s’est donc retrouvée complètement absorbée par le volume des instruments, amenant le public à crier “On ne t’entends pas ! Montez le son ! ” La qualité du son a même amené Pete Seeger, ami de longue date de Bob Dylan qui était dans les coulisses, à dire qu’il “trancherait le câble du micro” s’il avait une hache. 

Mais ce qui a fait le plus scandale, c’était la symbolique de son passage à l’électrique. Lorsque Dylan est monté sur la scène du Newport en 1965, il était le leader, parfois malgré lui, du renouveau de la musique folk et des chansons engagées des années 1960. Avec sa guitare acoustique, il était l’incarnation de l’authenticité recherchée par la folk. Bien sûr, il y avait d’autres artistes jouant de la guitare électrique au Newport. Mais Dylan était largement considéré comme l’héritier de Woody Guthrie, ce qui explique les réactions aussi mitigées concernant son passage à l’électrique.

Le Newport Folk Festival était une organisation à but non lucratif avec une mission sociale, visant à mettre en avant des artistes noirs ou de la classe ouvrière souvent négligés dans le monde de la musique, et à relier le mouvement des droits civils du sud des Etats Unis avec la communauté urbaine folk du nord.  

La guitare électrique constituait donc une insulte pour ces fans de folk traditionnelle. Comme Elijah Wald l’explique, la foule criait “Débarrasse-toi de cette guitare électrique !,” “Faites revenir Pete Seeger !” et “We want the old Dylan !”. Peter Yarrow, membre du trio folk Peter, Paul and Mary, qui avait introduit Dylan au festival, souligne que le public a vécu l’événement comme une trahison. Selon lui, Dylan était devenu un “vendu,” privilégiant les succès commerciaux que lui apporterait la musique rock, aux dépens des aspirations politiques du mouvement folk. La technologie était en effet considérée par la tradition romantique comme un outil de domination sociale et de discrimination. Oscar Brand, l’une des premières figures du renouveau de la folk, déclarait ainsi que “la guitare électrique représentait le capitalisme.” Et il n’avait pas totalement tort, si l’on regarde comment beaucoup considèrent aujourd’hui que la musique collective authentique promue par la folk s’est peu à peu faite remplacée par le consumérisme individuel passif du 21e siècle. 

Par la suite, les réponses mitigées que Bob Dylan a reçu à Newport seront exacerbées par la structure de ses concerts à la fin 1965 et en 1966. La première partie était folk, Dylan jouant seul sur scène de sa guitare acoustique et son harmonica, tandis que la seconde était rock, performée en compagnie du groupe The Hawks. Cette dernière était bien souvent accueillie avec hostilité, comme le montrent les images du documentaire No Direction Home de Scorsese. Lors d’un concert à Manchester notamment, on pouvait entendre un fan crier “Judas !”, simplement parce que Dylan jouait de la guitare électrique.

Une transition qui s’inscrit dans un tournant rock plus large

Bob Dylan était loin d’être le seul à se tourner vers l’électrique au milieu des années 1960. Il représentait simplement une plus grande dynamique d’artistes folk qui se tournaient progressivement vers un nouveau genre : la musique folk rock. Celle-ci combine la tradition folk aux influences pop rock des groupes britanniques. Le terme “folk rock” fut inventé par Eliot Siegel, dans son article pour le Billboard magazine le 12 juin 1965, à peine un mois avant le Newport Festival, pour décrire la musique des Byrds. Pionniers du genre, ces derniers reprennaient des chansons folk telles que celles de Bob Dylan, avec une instrumentale rock, dans le style des Beatles. Ils s’inscrivent plus largement dans la vague de la “British Invasion”, l’introduction massive de groupes britanniques sur le sol américain à partir des années 1960.

Après le succès des Beatles en 1964 avec I Want to Hold Your Hand, on assiste à l’exportation de nombreux groupes tels que les Rolling Stones, les Who, les Animals, les Kinks ou encore les Zombies. Un peu plus tard, dans les années 1970, ce sera Queen ou encore Led Zeppelin qui seront introduits au public américain. Adeptes d’un son plus rebelle que celui du folk, ces groupes britanniques vont introduire la jeunesse américaine au potentiel du rock et de la musique pop. Là où le folk se targuait de pureté avec ses instruments acoustiques et ses chansons engagées, le rock’n’roll apportait quelque chose de plus commercial, à la limite du vulgaire pour les puristes.

She Loves You, des Beatles, est l’un des premiers exemples de l’introduction d’accords folk dans la musique pop rock, par la suite suivie par des titres tels que You’ve Got to Hide Your Love Away, qui reprend ouvertement des mélodies folk. C’est ainsi que les musiciens folk américains tels que Bob Dylan, Jefferson Airplane ou encore The Mamas & the Papas, se sont éloignés de la musique folk traditionnelle pour s’inspirer des groupes britanniques.

Bien que ce revirement en ait déçu plus d’un, le folk a également gagné des milliers de nouveaux fans grâce à l’incorporation de ces influences rock. La popularité et le succès commercial des Byrds, de Bob Dylan et de leur nouveau son les placent aujourd’hui comme l’origine du “boom” folk rock aux Etats Unis.

Ainsi, Bob Dylan n’a pas seulement électrisé sa musique, il a électrisé l’histoire. D’un côté, le folk, avec son aspect authentique, ses racines profondes et son engagement social, et de l’autre, le rock, porteur d’énergie brute, d’innovation et d’une modernité révoltée. En osant introduire la guitare électrique dans un univers jusque-là dominé par l’acoustique, Dylan a redéfini les contours de la musique, en mêlant l’âme de la protestation folk à la puissance d’un son rock résolument contemporain. Refusant de se conformer aux attentes d’un public parfois prisonnier de la tradition folk, il a affirmé une liberté artistique qui a par la suite influencé des générations entières d’artistes.

Illustration de l’article : Bob Dylan au Newport Festival, le 25 juillet 1965 (Diana Davies, Courtesy of the Ralph Rinzler Folklife Archives and Collections, Smithsonian Institution)
https://www.npr.org/programs/all-things-considered/2015/07/25/426149954

Other posts that may interest you:


Discover more from The Sundial Press

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Chloé Cerisier

Author Chloé Cerisier

More posts by Chloé Cerisier

Discover more from The Sundial Press

Subscribe now to keep reading and get access to the full archive.

Continue reading