À quand remonte la dernière fois que vous avez acheté un album en CD ? En vinyle ? En cassette ? Et la dernière fois que vous avez écouté cette version physique plutôt que l’album sur Spotify ?
Le streaming a révolutionné l’industrie musicale et a considérablement impacté la manière dont la musique est produite, écoutée et recommandée. Selon un rapport de la Recording Industry Association of America (RIAA), le streaming était à l’origine de 84% des revenus de l’industrie musicale en 2023, une augmentation de 67 points par rapport à 2007. En parallèle, les ventes d’albums physiques ont chuté, passant de 52% des revenus en 2004 à 11% en 2023. Les plateformes telles que Spotify, Apple Music et Deezer sont devenues la manière principale de consommer la musique. En 2015, 77 millions de personnes étaient abonnées à un service de streaming; elles sont plus de 700 millions aujourd’hui. Si la promesse du streaming était à l’origine attirante pour les artistes, synonyme d’un accès illimité à la musique et d’une plateforme sur laquelle qui que ce soit pouvait diffuser son art, cette transition a également eu un coût considérable.
Des disques aux plateformes de streaming
A la fin du 19e siècle, voulant démarquer son gramophone du phonographe de Thomas Edison, Emile Berliner crée les 78-tours, en référence à la vitesse de rotation de ces disques plat d’une trentaine de centimètres de diamètre. Ils permettent d’enregistrer et de diffuser entre 3 et 5 minutes de musique par face. Breveté en 1887, ils connaissent un fort succès, avec plus de 25 000 exemplaires de 78-tours produits en 1904. En 1948, le disque microsillon, qui deviendra le “vinyle,” est inventé par Columbia Records pour remplacer le 78-tours. Il se démarque par un son de meilleure qualité, une augmentation de la durée des pistes (jusqu’à 25 minutes par face), et ses trois formats (33-tours, 45-tours, 16-tours). Ces différentes tailles de disques marquent une première révolution de l’industrie musicale, donnant naissance aux singles et aux albums tels qu’on les connaît aujourd’hui. En 1962, Lou Ottens invente la cassette audio, et crée une nouvelle manière de consommer la musique. Brevetée et commercialisée par Philips l’année suivante, la cassette devient le premier moyen d’emporter sa musique partout avec soi. Ses ventes atteignent 2 milliards d’exemplaires en 1979, notamment grâce à l’invention du Walkman. Les années 1980 sont alors devenues la décennie de l’apogée de la cassette.
En 1982, le Compact Disc fut inventé par Philips et Sony Corporation, et marque l’entrée dans l’ère numérique. Par rapport au disque microsillon, le CD est une révolution : le disque est beaucoup plus compact et léger, mais également moins fragile. L’aspect sonore est également amélioré. Le CD fut démocratisé par l’album Brother in Arms des Dire Straits, le premier album complètement numérique. Les ventes du CD dépassent celles du vinyle en 1988 et vivent leur âge d’or jusqu’aux années 2000.
En 1999, arrive Napster, une plateforme gratuite et collaborative permettant à des milliers de personnes aux quatre coins de la planète d’échanger des fichiers MP3. Ces fichiers sont petits, parfaitement adaptés au minime débit d’internet à ce moment-là, et sont l’aboutissement de décennies de recherches de France Télécom et de l’institut Fraunhofer en Allemagne. Partant de l’idée que notre oreille ne capte pas tous les sons qui nous entoure et que notre cerveau n’interprète pas tout ce que nous entendons, les chercheurs ont pu, avec le MP3, diviser par 12 la taille d’une chanson, en retirant ce que nous entendons mal ou pas du tout. Ils ont tout d’abord tenté de vendre leur technologie à des radios ou des spécialistes des retransmissions sportives, mais ce fut insuffisant pour rembourser leurs recherches. Les maisons de disques n’étant alors pas intéressées par le MP3, les scientifiques mettent en vente en 1995 le premier logiciel permettant de compresser un CD en fichier MP3. L’idée était alors de permettre à tout le monde de créer des fichiers MP3, ce qui obligerait les fabricants d’ordinateurs ou d’autoradios à adopter la norme du MP3. Cependant, très rapidement, les services en ligne gratuits permettant de partager des fichiers MP3 entre utilisateurs en toute illégalité vont faire irruption.
Jusqu’alors, la musique était difficile à trouver, il n’y avait pas beaucoup de magasins de disques et ils étaient peu fournis en albums peu connus. Chaque disque était une quête, et nous avions accès uniquement à ce que nous pouvions trouver en CD ou en vinyle, ou en captant les titres passant à la radio sur une cassette. Le MP3 donne naissance à l’âge de la profusion : toute la musique devient gratuite et disponible n’importe quand pour téléchargement, en seulement quelques clics. Ces plateformes étaient une faille juridique car elles ne rémunéraient personne, coupant le moteur de la production et distribution de la musique. Mais elles représentaient également les demandes des auditeurs : de la musique moins chère et plus facile à trouver.
L’écoute de musique en ligne instantanée, sans besoin de téléchargement, est une idée qui a émergé dans les années 1990, mais qui ne fut concrétisée qu’au milieu des années 2000, avec la généralisation du réseau 3G et des smartphones : c’est la naissance du streaming.
Au début, il se concentre sur le site français Radio.blog.club, puis YouTube, et Blogmusik, qui devient Deezer en 2007. Désormais, plus besoin de télécharger et d’organiser sa musique sur un disque dur, il suffit de taper le nom d’une chanson pour l’écouter instantanément. Les plateformes se font très vite poursuivre en justice par l’industrie musicale, Radio.blog.club disparaît mais Blogmusik renaît après quelques mois sous le nom de Deezer, avec un contrat signé avec les maisons de disques. La plateforme est à l’origine gratuite et garantit la rémunération des artistes grâce aux publicités. Entre-temps, Spotify débarque en Suède avec une offre sur abonnement payant, qui deviendra vite la norme sur les plateformes de streaming.
Au début, on mise très peu sur les plateformes de streaming, car on pense que les auditeurs veulent posséder la musique et que les plateformes offrent un choix trop important. Cependant, les géants du streaming commencent à construire des propositions éditoriales pour les utilisateurs, telles que des playlists personnalisées, afin de permettre aux abonnés de continuellement renouveler leurs écoutes et découvertes musicales. Entre le catalogue quasi-illimité, l’instantanéité de l’écoute et le bas prix des plateformes, le streaming a très vite séduit la grande majorité des fans de musique. Et on peut dire qu’aujourd’hui plus que jamais, le streaming domine l’industrie musicale.
Les avantages créatifs du streaming
Le streaming a cassé tous les codes sur lesquels reposait l’industrie musicale. Il a d’abord démocratisé l’accès à toute la musique du monde, pour un prix minime comparé aux formats physiques, et ce, sans souci de localisation géographique. Avec le streaming, on écoute plus de musique, on découvre plus d’artistes et on n’est plus limité par le choix des disquaires pour trouver son bonheur. Les algorithmes offrent une expérience personnalisée selon les habitudes d’écoute de chaque utilisateur, à travers leurs playlists et recommandations. La qualité audio est meilleure, et les chansons peuvent être écoutées sans connexion internet.
La mondialisation de nos consommations s’exprime ainsi aussi par la musique. Il y a 25 ans, on parlait de “musiques du monde” comme d’un genre à part entière, souvent relégué au second plan. De nos jours, on assiste au succès mondial de Rosalia, Tyla, Burna Boy ou encore Bad Bunny qui fut l’artiste le plus écouté sur Spotify en 2021 et 2022. L’Afrique et l’Amérique latine sont aujourd’hui bien présentes dans les classements mondiaux et aux cérémonies de remises de prix. L’Asie de son côté voit sa K-Pop et J-Pop connaître un succès planétaire, détrônant des artistes américains ou britanniques, qui occupaient le haut des classements depuis des décennies.
Ainsi, après avoir conquis les écoutes des pays européens et nord-américains, les plateformes ont bien compris que le 21e siècle de la musique sera celui du monde entier, s’implantant aujourd’hui au Nigéria, à Tokyo, en Inde, au Brésil ou encore au Mexique.
Un modèle économique en crise
Si le streaming a de nombreux points positifs, il reste tout de même fortement critiqué pour une raison principale : la rémunération des artistes. En tant que plateforme plébiscitée par le plus grand nombre d’auditeurs, intéressons nous en particulier à Spotify. Aujourd’hui, les revenus de la plateforme sont approximativement répartis ainsi : 70% pour les artistes et les ayants droit, et 30% pour Spotify. Ainsi, après que les maisons de disques aient pris leur marge, les artistes sont rémunérés entre 0,003$ et 0,005$ par stream en moyenne. Et pour qu’une chanson soit rémunérée, il faut qu’elle ait été écoutée par au moins 1 000 personnes au cours des 12 derniers mois, une écoute étant comptée passé les 30 premières secondes du titre. Ces chiffres sont peu avantageux pour les artistes, lorsque l’on prend en compte que le cofondateur et PDG de Spotify, Daniel Ek, a empoché plus de 700 millions de dollars depuis mi-2023, tandis que Martin Lorentzon, deuxième cofondateur de la plateforme, a gagné 556.8 millions de dollars simplement au cours de l’année 2024.
Spotify a versé 10 milliards de dollars en redevance en 2024, mais ce chiffre est à prendre avec du recul car ce n’est pas l’argent donné aux artistes mais bien aux maisons de disques et distributeurs. Les gérants de la plateforme estiment qu’il y a environ 225 000 artistes professionnels sur Spotify. Parmi eux, il y a aujourd’hui plus de 200 artistes générant plus de 5 millions de dollars par an, et les 70 premiers généreraient au moins 10 millions chacun. Spotify ajoute que les 10 000 artistes les plus écoutés génèrent 131 000 dollars par an. Bien qu’en forte hausse comparé à il y a dix ans, cela signifie tout de même que seuls 4,4% ont une chance de générer plus de 130 000 dollars à l’année. Lorsque l’on retire la part qui revient à Spotify, ainsi que celle prise par les maisons de disques, on se rend bien compte que peu d’artistes peuvent vivre uniquement du streaming. Selon le journaliste musical Eric Alper, un artiste signé dans une maison de disques reçoit environ 10 à 20% des revenus totaux qu’il génère. Comparés à l’ère de la musique physique, les revenus des artistes liés au streaming sont donc moindres. Les autres artistes et musiciens ayant travaillé sur le titre, eux, dépendent principalement des revenus générés par la radio, et sont incapables de vivre du streaming. Certains proposent aujourd’hui une transition vers un modèle “user-centric,” qui redistribuerait le montant de votre abonnement proportionnellement entre vos artistes les plus écoutés. Aujourd’hui, le magazine Rolling Stones estime que 90% des revenus des plateformes de streaming reviennent au 1% des artistes les plus écoutés. Par exemple, une grande partie de votre abonnement Spotify revient aujourd’hui à Bruno Mars, car il est l’artiste le plus écouté dans le monde, et les revenus sont distribués au prorata. Avec un modèle “user-centric”, si vous écoutez un seul artiste pendant le mois, le montant de votre abonnement (après déduction de la part de Spotify et du label) reviendrait en intégralité à cet artiste, sans prise en compte des artistes les plus populaires sur la plateforme. Mais en attendant, le streaming ne reste qu’une petite part des revenus des artistes, qui misent principalement sur les tournées et la vente de produits dérivés pour que leur art soit rentable.
Une création artistique bouleversée
Avec près de 120 000 nouvelles chansons publiées chaque jour, la montée des services de streaming a fondamentalement changé la manière dont la musique est découverte et consommée, et, par conséquent, la manière dont elle est produite.
L’un des changements majeurs qu’a entraîné le streaming est la longueur et le format même des chansons. Si vous regardez dans les playlists populaires sur les plateformes de streaming, telles que Viral Hits sur Spotify, vous vous rendrez vite compte que la majorité sont des chansons qui sont devenues virales sur TikTok. Et parmi celles-ci, la plupart sont des singles. Comme l’a souligné le directeur de la stratégie numérique d’Universal Music France, les réseaux sociaux sont aujourd’hui un élément incontournable de la promotion d’un artiste. Cependant, les tendances sur ces médias, et notamment TikTok, sont en constante évolution. Les artistes sont donc poussés à sortir des morceaux de manière régulière pour rester populaires dans les algorithmes de ces plateformes. Comme les auditeurs se concentrent sur les plateformes telles que Spotify, et non plus sur la vente d’albums physiques, les artistes peuvent simplement se focaliser sur la promotion de singles, qui pourront leur rapporter tout autant dans les classements, sans l’investissement nécessaire à la création d’un album. Le succès sur les plateformes de streaming nécessite un engagement constant des fans avec les artistes, ce qui s’obtient bien mieux par saturation de contenu, en l’occurrence des sorties fréquentes (un nouveau single tous les quelques mois), plutôt qu’intermittentes (un nouvel album tous les deux ans). La sortie d’un album peut même nuire aux performances d’un artiste car elle donne le choix aux fans entre plusieurs nouvelles chansons, plutôt qu’un seul nouveau single à écouter en boucle. Bien que certains artistes continuent de maintenir le cycle traditionnel de production d’un album, ce sont principalement des artistes déjà bien établis dans l’industrie musicale, avec une fanbase assez dévouée pour attendre deux ans pour un nouvel album. Ainsi, en tant qu’artiste émergent, le streaming dissuade de sortir des projets plus importants s’ils souhaitent se faire une place dans les classements.
Pour atteindre le Top 100 du Billboard, les chansons doivent aujourd’hui être courtes, afin de maximiser le nombre d’écoutes. Si dans les années 1990 les chansons étaient en moyenne de 4min30, elles sont actuellement plutôt autour de 3min30, durée moyenne la plus courte depuis les années 1930. Avec seulement 30 secondes d’écoute nécessaires pour comptabiliser le stream d’une chanson, il faut donc réussir à happer l’auditeur dès le début de la musique, quitte à ce que le reste de l’œuvre plaise moins. Les titres n’ont donc pas besoin d’être long pour générer des écoutes propulsant les artistes au sommet des classements, et vu le coût de la production des chansons et notre capacité d’attention en constante diminution, nombreux sont ceux qui privilégient les chansons courtes.
Une recette unique pour plaire au public ?
Pour attirer de nouveaux fans (et donc des streams), investir dans les réseaux sociaux est incontournable. Et pour cela, il faut se conformer à leurs critères de viralité : des vidéos accélérées (le “speed up”), des refrains plus nombreux, des paroles incisives, un rythme répétitif et addictif, et une accroche entraînante, le tout conçu pour devenir une tendance TikTok. Les refrains deviennent plus longs, entre trente secondes et une minute, afin de correspondre à la durée des contenus vidéos sur ces réseaux sociaux. Ces chansons, quasiment toutes construites sur le même modèle, captent le public plus rapidement (et génèrent donc plus de streams) que des chansons avec une composition créative plus originale et travaillée qui nécessiteraient plusieurs écoutes pour être pleinement appréciées. Si vous regardez les chansons en tendances actuelles, vous en trouverez beaucoup qui se ressemblent dans leur construction. Cela ne signifie pas qu’elles sont de moins bonne qualité en tant que telles, mais que les réseaux sociaux uniformisent peu à peu les goûts des auditeurs. Vu qu’il faut un nombre d’écoutes colossal pour qu’une chanson soit rentable sur les plateformes de streaming, les artistes cherchent à ce que leurs chansons deviennent virales sur les réseaux sociaux le plus rapidement possible, et se plient donc à leurs codes. Le risque est qu’à terme, le streaming homogénéise la production musicale au détriment de la création artistique.
Une relation à la musique qui n’est plus la même
Le streaming a profondément transformé notre manière de consommer la musique. Autrefois, l’achat d’un album représentait un investissement financier et affectif. Le nombre limité de disques que l’on pouvait s’offrir signifiait qu’on les écoutait en boucle, apprenant chaque chanson, chaque parole et chaque transition. Le format même des vinyles rendait fastidieux le fait d’écouter une chanson en particulier, donc à moins de vouloir replacer la pointe de lecture à chaque chanson, la plupart des auditeurs écoutaient les albums en entier. Ce faisant, ils découvraient de nouveaux titres et se familiarisaient avec des projets entiers, et pas uniquement certaines chansons.
Aujourd’hui, cette intimité avec la musique tend à disparaître, remplacée par une consommation rapide, dictée par l’abondance de choix et l’instantanéité des plateformes de streaming. Ce niveau d’accessibilité a transformé notre façon d’apprécier la musique, car il répond à la gratification instantanée que recherche la nouvelle génération. Avec l’accès quasi illimité à des millions de titres, l’écoute musicale est devenue plus fragmentée, plus volatile. On passe facilement d’un morceau à l’autre, souvent sans même retenir le nom de l’artiste. Les playlists, souvent générées par des algorithmes, guident l’écoute en fonction de l’humeur ou de l’activité du moment, mais affaiblissent le lien entre les auditeurs et les artistes. Une chanson peut ainsi aujourd’hui accumuler des millions de streams grâce à sa présence dans des playlists Spotify très écoutées, sans même que les utilisateurs ne sachent qui est l’artiste.
Ainsi, en bouleversant les fondements mêmes de l’industrie musicale, le streaming a démocratisé l’accès à la musique et profondément transformé la manière dont elle est produite, écoutée et valorisée. Il a ouvert les portes de la scène mondiale à des artistes issus de tous horizons, et a permis à chacun d’accéder instantanément à des millions de titres. Mais cette révolution a aussi un prix : celui d’une économie qui peine à rémunérer équitablement les créateurs, et d’une relation à la musique de plus en plus dictée par les algorithmes, la viralité et l’instantanéité. Si le format vinyle connaît actuellement un nouveau succès parmi les jeunes, il ne tient aujourd’hui qu’à nous, auditeurs, de redéfinir notre relation à la musique et à ceux qui la produisent.
Illustration : Photo de sgcdesignco sur Unsplash
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