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Le documentaire Kaizen, du youtubeur Inoxtag, a cumulé 43 millions de vues sur la plateforme depuis sa mise en ligne le 14 septembre. En seulement 24 heures, il a été visionné plus de 11 millions de fois. L’avant-première en salle de cinéma a attiré 340 000 spectateurs en une soirée. Comment expliquer un tel engouement ? 

Kaizen, réalisé par Basile Monnot, est un documentaire suivant Inoxtag et son équipe dans leur tentative de gravir l’Everest en un an. Dans le but d’atteindre le plus haut sommet du monde, s’élevant à plus de 8 800 mètres d’altitude, Inoxtag s’est préparé intensément. Pourquoi Kaizen ? Ce titre est tiré du japonais « kai » et « zen » qui signifient respectivement « changement » et « meilleur ». Dans son film, Inoxtag prône la « méthode kaizen », un processus d’amélioration continue et de dépassement de soi. Bien que le protagoniste soit une star d’Internet, le documentaire résonne en chacun de nous, toutes générations confondues. Le message est fort et inspirant : donne-toi les moyens de réussir, crois en toi et n’hésite pas à sortir de ta zone de confort.

Si Kaizen a connu un tel succès, c’est bien parce que l’objet du film de 2h30 est une source de curiosité inépuisable pour les Hommes. Le mont Everest est un véritable symbole. Le toit du monde nous fait fantasmer toujours plus et pour l’atteindre, il nous faut décupler nos forces à travers la technologie. L’alpinisme a bien évolué depuis, mais cette même fascination dont faisaient preuve les pionniers nous anime toujours. Le sommet est chargé de mystère; il représente l’inaccessible, il demande de la persévérance, nécessite de puiser dans ses ressources et de faire fi de toutes limites. L’ascension semble facteur de gloire éternelle car elle témoigne de quelque chose de divin, de surhumain. Si le mont Everest est si désiré, c’est qu’il représente également un énorme danger. En effet, le défi qu’il incarne peut être mortel. Nombreux sont les témoignages d’alpinistes qui découvrent le cimetière à ciel ouvert qu’est devenu l’Everest à travers les décennies. Ainsi, les corps d’alpinistes n’ayant jamais atteint le sommet ou n’ayant pas pu redescendre jonchent parfois ses flancs. Dans les années 1990, alors que de plus en plus de personnes se lancent dans l’aventure de l’ascension, cette dernière devient un sujet de débat éthique. Le récit Into Thin Air de Jon Krakauer rapporte la tragédie de 1996 lors de laquelle huit alpinistes sont décédés au cœur d’une tempête. Le journaliste, faisant alors partie d’une expédition, souligne le fait que la compétition entre les agences de guides nuit aux consignes de sécurité. L’Everest est un tel objet de convoitise qu’il crée une concurrence entre les Hommes. Il fait rêver plus d’un, mais nous rappelle constamment l’hybris de ceux qui tentent de le gravir.  

Comment l’image mystique de l’Everest a-t-elle été alimentée à travers différents récits ? Comment Kaizen s’inscrit-il dans l’imagerie du rêve de l’ascension ? Pour comprendre cela, nous devons nous intéresser à l’histoire de ceux qui sont les premiers à avoir rêvé de gravir l’Everest. Qui sont les pionniers de l’ascension et comment ont-ils rapporté leurs exploits aux autres ?

Dans les années 1920, de nombreuses expéditions britanniques sont lancées en direction du sommet. En 1924, George Mallory et Sandy Irvine, faisant partie des premières expéditions, disparaissent lors de leur ascension. Afin de documenter leur aventure, ils avaient emporté avec eux un appareil photo Vest Pocket Kodak. Le mystère de leur disparition a mené à une problématique tordante pour de nombreux alpinistes : Mallory et Irvine sont-ils les premiers hommes à avoir atteint le sommet de l’Everest, ou sont-ils morts à 559 mètres de leur but ? Retrouver une photo serait la seule façon de le savoir, mais l’appareil n’a jamais été retrouvé. Ainsi, la documentation de l’ascension a toujours été un élément important des expéditions : montrer au monde le plus haut sommet de notre planète, montrer comment l’homme a finalement réussi à dompter les derniers remparts que la nature dresse face à lui… 

Lorsque la question « Pourquoi vouloir gravir l’Everest ? » fut posée à Mallory, celui-ci répondit « Parce qu’il est là. » Ces mots les plus célèbres de l’alpinisme illustrent le défi que représente l’Everest pour l’humanité. Il représente un défi qui permet à l’Homme de se dire qu’il peut encore et toujours prendre le pas sur l’immensité dangereuse de la nature. 

Dans son film d’animation Le Sommet des Dieux (2021), à travers lequel on entrevoit la soif des hommes de découvrir qui ont été les premiers à atteindre le sommet, Patrick Imbert sublime le mystère de Mallory et Irvine. Le reporter Fukamachi, qui part sur les traces de Mallory, doit lui-même dépasser ses limites et se lancer à la conquête du sommet ultime, accompagné d’alpinistes passionnés. Le film dépeint un entraînement acharné et sans relâche pour affronter le danger de l’Everest, ce que l’on retrouve dans le documentaire d’Inoxtag. La détermination et l’ambition vont donc de pair avec l’ascension, et ce depuis le siècle dernier.

La véritable première ascension documentée du mont Everest est accomplie le 29 mai 1953 par Sir Edmund Hillary et le Sherpa népalais Tenzing Norgay. Cette expédition fut un succès total, et une source de gloire pour les deux hommes. Depuis, le nombre d’ascensions a augmenté, notamment dans les années 1990 et 2000. La représentation de l’Everest s’est également accrue à travers des films-fiction comme 7 ans au Tibet de Jean-Jacques Annaud (1997) ou bien à travers des essais se questionnant sur la symbolique du sommet. En 2003, Robert Macfarlane publie Mountains of the Mind, explorant la nature de la fascination culturelle du mont Everest. Pour lui, c’est un symbole d’élévation, de transcendance, de découverte de soi et de ses limites, comme nous pouvons le voir dans le parcours d’Inoxtag. Un autre exemple parlant est le film 7 ans au Tibet, qui met en lumière la transformation du personnage principal, Harrer, qui gagne en compassion et en sagesse tout au long de son aventure.  

Aujourd’hui, le documentaire d’Inoxtag, reprenant les codes de la représentation de l’ascension, nous fait découvrir l’évolution de l’Everest depuis la première fois qu’il a été gravi. En effet, les équipements et la technologie ont considérablement amélioré les moyens de l’homme pour surmonter le défi. Cependant, l’industrie touristique de l’alpinisme s’est également développée, menant ainsi à des dangers supplémentaires comme ceux dépeints dans Into Thin Air, ainsi qu’à une “démocratisation” du mont Everest. De plus, de nombreux débats se sont ouverts sur la commercialisation de l’Everest: “voyager est un privilège, pas un droit”, martèle Elizabeth Becker, auteure de Overbooked: The Exploding Business of Travel and Tourism. L’éternelle question sur les moyens de protection et/ou de conservation des sites naturels s’applique également au monument qu’est l’Everest. 

Sous un angle plus philosophique, on peut s’interroger de l’impact de cette démocratisation sur le symbole et sur notre perception du sommet aujourd’hui ? Représente-t-il toujours quelque chose d’inaccessible ? La fascination pour l’Everest réside-t-elle toujours dans son caractère mystérieux et dangereux ?

Cependant, Kaizen a permis à ses spectateurs de prendre conscience des enjeux éthiques qui entourent l’ascension. Hugo Clément et d’autres ont relevé l’ampleur de l’impact environnemental que cette multiplication des grimpeurs engendre. La place des Sherpas est mise en lumière et peut aussi être interrogée à travers le documentaire : véritables guides de la région, ils transportent tous les bagages et sont aux premières lignes des dangers de l’Everest. Le documentaire montre que l’un d’entre eux souffre de graves séquelles physiques après 12 ascensions. L’avenir de leur métier reste tout de même incertain en raison de l’avancée du dérèglement climatique mais également à cause du développement excessif du tourisme qui rend les risques plus importants.

Le documentaire d’Inoxtag nous replonge dans la légende mystique de l’Everest, tout en délivrant de fortes valeurs de persévérance et de courage qui font partie de la représentation du sommet depuis plus d’un siècle désormais. Les codes de représentations de l’aventure qu’est l’ascension sont dans la lignée de tous les récits qui ont fait rêver les Hommes jusqu’ici. Kaizen nous amène à questionner la relation entre l’ambition des Hommes et la majestuosité de la nature, rendant nécessaire le fait de s’alerter sur les enjeux éthiques et environnementaux dissimulés derrière la grandeur de l’Everest.

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