Par Anton Mukhamedov

Un étudiant algérien de vingt-deux ans se retrouve détenu durant près d’un mois à Marne-la-Vallée pour cause d’un titre de séjour expiré et non-renouvelé. Le jeune homme n’aurait apparemment pas pu reprogrammer un rendez-vous à la Préfécture, raté en raison d’un examen à l’université : la bureaucratie française punirait manifestement pour un excès d’effort à l’intégration ! L’obligation de quitter le territoire français qui lui était destinée a été révoquée seulement suite à une pétition obtenant plus de neuf mille signatures et une mobilisation étudiante régionale conséquente.

Les nombreuses barrières se dressant actuellement devant des migrant.e.s qui cherchent à rejoindre et à rester sur le territoire français affectent, bien entendu, des jeunes et des étudiant.e.s. Pourtant, certaines catégories sociales des jeunes étranger.e.s arrivent à y trouver leur place plus aisément que d’autres, et il n’y est pas question de mérite.

Dans une économie-monde d’une réceptivité croissante à l’augmentation de toutes sortes de flux, de plus en plus de personnes sont rhétoriquement et, ensuite, physiquement assignées à une région classée indésirable. Tout de même, la géographie est loin d’être le seul facteur définissant l’aboutissement de cette course à la mort qu’est la liberté de circulation actuelle.

Quand on parcourt, par exemple, la composition sociale de notre campus, l’un des plus cosmopolites de France (et surtout le groupe des étudiant.e.s non-citoyen.ne.s de l’UE), un constat s’impose : l’argent, quant à lui, traverse assez facilement les frontières.

Plutôt que d’en faire un jugement stérile de valeur à l’égard de mes ancien.ne.s camarades rémois.es – et sans, d’ailleurs, vouloir m’exclure du lot – je préfère ramener le débat à la possibilité de dépassement de ce genre de progressisme et cosmopolitisme aveugle aux questions d’origine sociale et ethnique.

L’invisibilisation des migrant.e.s

Le printemps dernier a fait fleurir, dans les facs françaises, une convergence de luttes contre l’opposition à la sélection à l’université, la privatisation de la fonction publique, la Loi Asile et Immigration, les violences policières racistes dans les quartiers populaires et celles contre les opposants aux réformes du gouvernement actuel.

Alors que trop peu a été fait afin de théoriser les répercussions et les conséquences du mouvement étudiant à l’échelle nationale, le socle commun à toutes ses revendications était, lui, facilement identifiable, quoi qu’en disent les anti-bloque.ses.eurs : celui de la mise en commun des richesses publiques (y compris de l’éducation), ainsi qu’un refus intransigeant de toute exclusion, marginalisation ou persécution sur la base de critères politiques, identitaires ou marchands.

Une convergence implique un refus de toute hiérarchisation de combats. Pourtant, il n’était pas difficile d’apercevoir une relative invisibilisation de la cause des migrant.e.s et des exilés, sauf quelques exceptions importantes. L’occupation universitaire la plus longue, celle de l’Université Paris 8, a notamment permis à plusieurs centaines d’exilé.e.s de s’abriter dans un bâtiment désaffecté du campus pendant quatre mois, avant d’être finalement trié.e.s au faciès par les forces de l’ordre et expulsé.e.s dans des gymnases divers. À une moindre échelle, l’occupation du bâtiment de l’Institut de l’islam et des sociétés du monde musulman de l’EHESS, surnommé “la commune agitée de Raspail” et quelques autres écoles ont elles aussi pu faire de la question des exilé.e.s et des sans-papiers l’une des revendications centrales de leur lutte.

Pourtant, le climat d’indifférence générale se résumerait peut-être aisément par le contraste entre la viralité des slogans criants contre la reproduction des élites affichés par nos camarades de SciencesPo Paris, et la brève tentative de bloquer l’entrée au 27, rue Saint-Guillaume, afin d’empêcher le passage de la Loi Asile et Immigration par une poignée d’étudiant.e.s, presqu’immédiatement dégagé.e.s par la police.

La solidarité avec les migrant.e.s a peut-être été délaissée en raison d’une surfocalisation sur la question de l’enseignement supérieur qui touche la plus directement les espaces étudiants mobilisés. Avec la loi ORE, la remise en cause du principe d’accessibilité de l’enseignement public à tou.te.s les bachelier.e.s, et une mise en compétition de fait des facultés publiques, a suscité le choc le plus grave qu’ait connu cette institution depuis le début de la Ve République.

Cette marginalité médiatique et politique des personnes exilées, on ne pourrait la regretter plus au moment où la xénophobie ordinaire des institutions sociales-démocrates, largement peu contestée et dont le “bilan annuel” s’élève à des milliers de morts en Mer Méditerranéenne, se présente comme le moindre mal face à un “Axe” anti-immigration ouvertement réactionnaire, poussé par le nationaliste Kurz et le réactionnaire Salvini.

Tels des morts-vivants, les nationalismes qui ressurgissent combattent un mythique “Grand Remplacement” (plutôt : un multiculturalisme où la blanchité ne serait plus une norme hégémonique), dont le discours se sait obsolète d’avance et ne s’assume donc qu’à moitié : d’où le trolling constant, du genre de Nous ne sommes pas racistes, mais…, afin d’enlever toute sincérité (porteuse de conséquences) à cette parole par celles et ceux mêmes qui la portent. Mais accompagnée d’une bureaucratie centralisée et du contrôle des frontières, le discours identitaire et souverainiste acquiert le pouvoir grandissant de trier, mutiler et tuer, de plus en plus.

Se réveillant à une urgence de monopoliser le débat sur l’immigration face à la vague réactionnaire, les gouvernements successifs se réclament d’un progressisme quelconque et tentent désespérément de porter au pouvoir leur propre discours, celui d’une sélection de migrant.e.s, qu’elle soit présentée sous sa face ouverte (celle de la naturalisation de Mamadou Gassama, et de la priorité à l’intégration…) ou restrictive (la réduction des délais d’appel de décisions de l’OFPRA, déportation des exilé.e.s vers l’Afghanistan)… mais qui n’est elle-même que l’aspect “rationnel” et “acceptable” de l’exclusion de l’Autre.

Et l’occupation dans tout cela ?

Face à ce qui pourrait bien être une fatalité, que peut une occupation étudiante ?

Une idée est née dans les tumultes d’une Assemblé Générale : une motion en faveur de l’hébergement des migrant.e.s sans-abris sur le campus rémois de Sciences Po (pas si absurde finalement, ce nouveau campus pouvant bien avoir de la place pour quelques logements sociaux !)

L’essence d’une occupation (qu’elle soit blocus ou pas) est justement cette manière de remettre tout le monde au pied de l’égalité devant l’inévitable nécessité de réfléchir à des rapports de forces invisibles d’habitude et de poser précisément ce genre de questions, qui ne se posent pas. Par exemple, jusqu’à quel point pouvons-nous justifier les énormes moyens mis à l’oeuvre pour la sécurité du campus, empêchant dès le départ des actions de solidarité comme celle qui avait pu être menée par nos camarades de l’Université de Reims Champagne-Ardenne ?

Rappelons uniquement que le blocage temporaire de leur fac de milliers d’étudiant.e.s dû à une occupation de demandeuses et demandeurs d’asile sans-abris avait résulté en une action longtemps attendue de la part des autorités locales afin de reloger temporairement les personnes dans le besoin.

Mais aucune réponse pragmatique ou utilitariste ne pourrait totalement satisfaire cette interrogation. J’y apporterais donc uniquement la mienne. Je refuse par principe ce déséquilibre : comment accepter de ne pas être directement concerné.e (ou perturbé.e, si vous le préférez) par la cause des exilé.e.s, alors même que les activités professionnelles d’un nombre d’entre nous les toucheront tôt ou tard de manière directe ?

Combien d’entre nous contribueront notamment (liste non-exhaustive) :

  1. Au passage de lois instaurant une sélection ou exclusion de migrant.e.s
  2. À la couverture médiatique des phénomènes de migrations et d’accueil / d’exclusion, qui sont à l’origine de la construction artificielle d’une “crise migratoire”
  3. À la délibération et à la mise en place de politiques publiques d’accueil ou de répression aux niveaux national, régional et local
  4. À la création de camps humanitaires et autres initiatives proposées par des organismes publics ou entreprises privées, tirant bénéfice du vide laissé par des structures étatiques
  5. À la négociation et à la signature d’accords internationaux dont l’objectif reste une gestion déshumanisante des migrant.e.s aux frontières de la “Forteresse Europe”
  6. À la légitimation de ce processus politico-économique à travers le vote aux élections
  7. À la défense des droits humains, au militantisme politique, et j’en passe…

    Donc des actions à impact cumulatif démesuré sur la vie de milliers, voire de millions de personnes.

En plus des rares cours sur l’immigration dans nos syllabus, peut-être qu’une occupation centrée autour de questions telle que la solidarité avec les exilé.e.s aurait mené au moins à une analyse plus poussée de la façon dont une gestion répressive et néocoloniale des vies humaines indésirables par l’Occident affecte les relations internationales transatlantiques et celles de l’Europe avec l’Afrique (une problématique curieusement absente à la fois du programme Euram et Euraf malgré l’actualité internationale qui ne cesse de nous y renvoyer).

Ou bien susciterait-elle tout simplement une pensée supplémentaire pour celles et ceux arrêté.e.s ou péri.e.s en traversant des frontières de la part de nos condisciples, qui s’affichent tellement facilement citoyen.ne.s du monde partageant leurs nombreux voyages aux centaines de followers Instagram.

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Aux antipodes de Sciences Po, n’oublions surtout pas une fac publique, celle de Foucault et de Deleuze, porteuse de l’héritage de Mai 68, dont l’occupation a permis à plus de deux cent exilé.e.s de trouver l’abri durant de longues semaines de paix relative, et expulsée il y a un mois en présence de très peu de soutiens.

Comment comparer l’incomparable ? Je l’oserais toutefois, en remarquant que lorsqu’une institution semi-privée s’intéresse assez à French theory pour y dédier des pans de cours entiers, il faut assumer qu’un jour des luttes qui auraient pu être portées par ces intellectuels radicaux prendront aussi corps sur ses campus.

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