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La philanthropie, ou comment les élites s’achètent une bonne conscience

By March 3, 2020 No Comments

Crédit : REUTERS / JULIE CARRIAT

16 avril 2019. Le feu s’empare de la cathédrale Notre-Dame de Paris. Il n’a fallu attendre que 00h30, alors que les cendres étaient encore chaudes, pour que François-Henri Pinault et son père promettent 100 millions d’euros pour la reconstruction de la cathédrale. Le lendemain matin, Bernard Arnault monte les enchères avec une promesse de 200 millions d’euros. Patrick Poyanné, à la tête du groupe TOTAL, participe aussi à hauteur de 100 millions d’euros. Enfin, la famille Bettencourt promet un don de 200 millions d’euros. Le 17 avril, en fin de journée, plus de 700 millions d’euros sont engagés.

De nos jours, alors que les inégalités se creusent, avec le 1% des plus riches qui possède plus que les 50% les plus pauvres, la philanthropie et le mécénat sont en plein essor. Ce système économique, qui semble relever de simples dons pour des causes honorables, cache en réalité des méthodes aux antipodes des valeurs défendues.

 

La philanthropie, un système qui délégitime l’action publique ?

L’essor de la philanthropie s’explique par deux facteurs. D’une part, l’État, de plus en plus libéral, se désengage de ses missions traditionnelles, et de l’autre, les grandes fortunes économiques veulent défendre des causes qu’elles imposent au contribuable via la défiscalisation.

Afin de justifier leur pouvoir d’action démesuré, les mécènes pointent donc du doigt la faillite du politique, en montrant que l’action publique aurait trouvé ses limites. Comme l’État s’épuiserait, il faudrait donc les laisser agir là où ce-dernier n’a plus d’influence, avec leurs propres méthodes. Cela inclue le « philantro-capitalisme » qui sous-entend que même les bonnes œuvres doivent pouvoir s’accompagner de bénéfices. Ce système est un cercle vertueux pour les mécènes puisque, inconsciemment, il « encourage » l’État à se désengager de plus en plus. Le milliardaire apparait alors comme un « élu », protecteur du patrimoine et de la culture.

La légitimité des grands philanthropes est ainsi intrinsèquement liée à la délégitimation de l’État en matière sociale depuis plusieurs décennies. La conséquence de ce processus est qu’il aboutit à l’amplification de l’influence d’une petite partie de la population sur le débat public. Ainsi, la philanthropie est fille des inégalités. Phénomène ploutocratique, la philanthropie favorise également les préférences des plus riches. En effet, une société où la philanthropie est structurante est une société polarisée, puisque qu’elle nécessite que quelques personnes concentrent tellement de richesses qu’elles peuvent en redistribuer une partie.

Par ailleurs, la philanthropie a une dimension d’investissement : elle vise à convertir du capital économique en capital symbolique, en influence. Alors, pour qui la philanthropie est-elle réellement bénéfique : pour certaines populations, certaines causes, ou pour les donateurs eux-mêmes ?

Les actions menées par les philanthropes sont inspirées de l’idéologie libérale « Teach a man to fish ». La finalité des programmes des fondations n’est pas de redistribuer ou de réaliser des transferts monétaires, mais bien d’aider les populations à être autonomes. Si l’on applique la métaphore, c’est apprendre à pécher plutôt que donner du poisson qui est recherché. La légitimation de la philanthropie se fait contre l’État qui créerait de la dépendance chez les populations envers l’aide sociale.

En réalité, lorsque l’on se penche sur les effets de la philanthropie, on remarque qu’elle reproduit également une forme de dépendance des populations qui se retrouvent obligée à se tourner vers certains organismes pour assurer leurs revenus. Ceci se constate surtout dans les pays africains.

 

Le mythe de la philanthropie.

Aux États-Unis, la fondation Bill & Melinda Gates dispose d’un budget qui s’élève à 50 milliards de dollars. En comparaison, le budget de l’Organisation Mondiale de la Santé est dix fois plus élevé. Les objectifs officiels de la fondation incluent la réduction de la pauvreté, la démocratisation de la vaccination, ainsi que l’éducation et l’émancipation des femmes. Pourtant, la fondation ne consacre seulement que 5% de ses avoirs aux dons. C’est en effet le minimum légal pour profiter de l’exonération fiscale. Le reste du budget, lui, est réinvesti dans les énergies fossiles (TOTAL), les OGM (bayer, Monsanto), et même l’armement. Un trust en lien avec la fondation est chargé de placer tout ce capital afin de générer des profits. En clair, la fondation alimente les fléaux contre lesquelles elle prétend lutter.

De surcroît, certaines entreprises sont à la fois bénéficiaires du trust et de la fondation. Par exemple, en 2014, le trust de la fondation Bill & Melinda Gates possédait 538 millions de dollars d’action chez Coca Cola. En parallèle, la fondation formait 50 000 kényans à devenir cultivateurs de fruits de la passion, eux-mêmes destinés à la multinationale américaine. Ainsi, Coca Cola engendre plus de bénéfices grâce à la fondation, et le trust encaisse donc plus de dividendes.

Le manque de contrôle des fondations est donc un problème majeur. À ce jour, la fondation n’a de comptes à rendre qu’a Bill ou Melinda Gates. Il est intéressant de rappeler que Bill Gates est plus riche que 45/48 pays d’Afrique subsaharienne.

En France, le don permet de réaliser une économie d’impôt de 66% pour les particuliers et de 60% pour les entreprises depuis la loi Aillagon de 2003. Philippe Aillagon est d’ailleurs l’actuel conseiller financier du milliardaire F. Pinault. Ainsi, la niche fiscale liée au mécénat d’entreprises avait couté 900 millions d’euros à l’État en 2015, un montant multiplié par dix depuis la loi Aillagon.

Par exemple, 520 millions sur les 800 millions d’euros investis dans l’édification de la Fondation Louis Vuitton en 2014 ont été assumés par le contribuable.

Enfin, pour revenir sur les donations dédiées à la reconstruction de Notre-Dame, bien que F. Pinault et B. Arnault aient renoncé aux avantages fiscaux, ils ne repartiront pas pour autant les mains vides grâce au mécanisme des contreparties. Celles-ci peuvent représenter jusqu’à 25% d’un don, sous la forme de diners, galas, visites privées, visibilité pour l’entreprise, etc.

 

Les États-Unis, une terre fertile pour la philanthropie.

La philanthropie s’et enracinée aux États-Unis alors qu’elle n’est qu’en développement en France. En 2015, aux États-Unis, 373 milliards de dollars de dons ont été enregistrés, d’après Giving USA. La même année en France, seuls 7,5 milliards d’euros de dons l’ont été, d’après France Générosités.

La nature de la philanthropie n’est pas la même dans les deux pays. En France, la philanthropie des entreprises et la philanthropie des particuliers sont autant développées. Aux États-Unis en revanche, les fondations rassemblent surtout les grands donateurs représentés par l’élite financière et économique. C’est le cas de la Fondation Gates.

Les deux pays ont une conception différente de l’action publique et sociale qui explique leur divergence sur ce plan. En effet, dans l’imaginaire commun français, le social, l’éducatif et le culturel doivent être pris en charge par l’État. Les causes considérées comme légitimes sont liées à l’action sociale. Aux États-Unis, la structuration de la société est le dénominateur commun des actions. Le donateur américain va avant tout aider sa communauté, son université, son église ou son institution culturelle. La philanthropie d’élite étant très développée, l’élite est aussi celle qui bénéficie le plus de ces dons.

Le foisonnement des mécènes aux États-Unis est également favorisé par l’importante déduction fiscale relativement à la France. Elle correspond aux 100% du revenu imposable, contre 66% pour les particuliers et 60% pour les entreprises en France. La partie payée par les contribuables est donc plus large aux États-Unis qu’en France.

 

La philanthropie : « changer le monde sans changer de système » (A. Giridharadas, éditorialiste du New York Times).

Les élites philanthropes participent grandement à l’augmentation des inégalités économiques. Selon Anand Giridharadas, elles prétendent « changer le monde » sans changer le système, sans rien perdre de leurs privilèges. Ce désir paradoxal les amène à mettre en place une véritable mythologie pour justifier et légitimer leurs pratiques. À travers ce processus, elles cherchent à empêcher une évolution systémique et structurelle qui pourrait être mise en œuvre par les institutions publiques et démocratiques, puisqu’elles essaient de détourner le changement social dans leur propre intérêt.

Giridharadas part du constat de la montée des inégalités. Même si les XXè et XXIè siècles sont caractérisés par de la croissance et des innovations, ces éléments semblent ne profiter qu’à une toute petite fraction de la population, laissant derrière la majeure partie des américains. Depuis les années 1980, le revenu avant impôt du 1% le plus riche a plus que triplé, tandis que les revenus de la moitié la moins favorisée ont stagné.

Ainsi, voyant de plus en plus d’écart se former entre les plus aisés et les plus modestes, les élites se doivent de trouver des solutions pour « changer le monde ». La réduction des inégalités est fondamentale, même aux yeux des élites. Cela leur permet en effet de se débarrasser de leur sentiment de culpabilité face à leur richesse, mais également de promouvoir une bonne image d’eux-mêmes et de contenir les colères des populations pour mieux éviter les soulèvements. Pour ce faire, elles vont se poser en « leaders » du changement social.

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