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Réaction au mouvement #SciencesPorcs, une interview avec Tilman Turpin

By February 26, 2021 No Comments

Manifestation devant Sciences Po Strasbourg, MAXPPP – Corinne Fugler https://www.midilibre.fr/2021/02/14/sciences-porcs-un-ex-etudiant-de-sciences-po-toulouse-mis-examen-pour-viol-9373241.php

 

Cette interview a été éditée à des fins de concision et de clarté.

Interview conducted by Maria Lee, Ava Luquet and Jurek Wille.

Questions générales sur Sciences Po et sur le mouvement #SciencesPorcs

The Sundial Press:  Pour commencer, quelle est votre réaction à la démission du directeur Frédéric Mion? 

Tilman Turpin: J’ai deux réactions. Une réaction professionnelle et une réaction personnelle. 

Professionnellement, au vu de la situation et du rapport préliminaire de l’investigation du Ministère de l’Enseignement Supérieur pointant du doigt une série “d’erreurs de jugement”, sa démission est une conséquence logique – à ce stade, le rapport pointe des erreurs individuelles de sa part, plutôt qu’un échec institutionnel. Je pense que c’est une bonne et nécessaire étape pour permettre de trouver un nouveau point de départ à l’institution. 

Cela met l’institution dans une position difficile. Nous n’avons pas de président, nous n’avons pas de directeur. Nous avons un président par intérim, Louis Schweitzer, et une administratrice par intérim, Bénédicte Durand, avec qui j’ai travaillé les six dernières années. Je connais son professionnalisme, donc je sais que nous sommes entre de bonnes mains de ce côté là. 

Personnellement, je travaille avec Frédéric Mion depuis 2013, et je connais ses nombreuses qualités humaines et professionnelles. Je vais regretter la personne avec laquelle je travaille quotidiennement. Nous n’étions pas très proches, évidemment, il est le président de l’institution, mais quand j’ai eu l’occasion de travailler avec lui, cela a toujours été très fluide et très clair.

Je connais aussi son engagement pour l’institution. Il a été celui à mettre en place une cellule de veille en 2015, et je sais que les questions d’égalité de genre étaient toujours importantes pour lui, même si je sais que c’est difficile à entendre et de reconnaître ce qu’il a fait par le passé.

TSP:  Comment définissez-vous chacun, l’institution et vous, le terme ‘agression sexuelle’? 

Turpin: Toute définition ou évaluation que l’on choisit est soumise à la loi française. Nous ne pouvons pas, en tant qu’institution, créer des définitions en dehors du cadre légal français, et aucune institution en France ne peut faire cela.

TSP: Nous avons entendu différents témoignages d’étudiants qui sont sortis, rapportant des cas d’agressions sexuelles à travers les campus de Sciences Po. Quelle est votre réaction à ces témoignages dont nous avons entendu parler, et au mouvement #SciencesPorcs?

Turpin: Je travaille pour Sciences Po depuis 2009. Je suis directeur de campus depuis 2013, je l’ai été sur deux campus: Reims et Poitiers. Avant cela, je travaillais dans l’administration centrale, et avant cela j’étais étudiant et professeur [depuis 2003]. C’est évidemment difficile d’entendre ces choses dites de cette manière là. 

Je pense qu’il y a du silence de beaucoup bords, surtout du bord des victimes. Je n’ai jamais été le genre de personne à dire que ces choses n’existent pas. Sciences Po est une réflexion de la société en général, une réflexion spécifique, donc je ne pense pas que l’institution soit en dehors du temps et de l’espace par rapport aux événements dans la société. 

Je pense que c’est une bonne chose, parce que cela aide à créer une certaine conscience et permet aux victimes de s’exprimer. Cela met aussi les institutions dans la situation de faire plus que ce que nous avons fait jusqu’à présent.

TSP: La plupart des témoignages que nous avons pu entendre au cours des dernières semaines sont à propos de la réaction de Sciences Po et ici son manque de réaction, plutôt que les témoignages eux-mêmes.

Turpin: En ce qui concerne le manque de réaction, tout le monde est très choqué. C’est très compliqué à beaucoup de niveaux, tant personnel qu’institutionnel. 

En termes de période temporelle, je peux parler de Poitiers et Reims entre 2013 et 2015, et 2015 et 2021. J’ai jeté un œil aux témoignages. Ils ne sont pas datés. Il y a un exemple de quelqu’un ayant été transféré du campus de Poitiers au campus de Reims après avoir commis une agression sexuelle. Mais il n’y a pas de date. Je suis actuellement directeur du campus de Reims, et je n’ai pas, entre 2013 et 2021, transféré d’étudiant pour ce type de comportement. Certaines de ces choses remontent très loin dans le temps, et c’est une des difficultés. 

Comme directeur de campus, j’ai dû faire face à une série de questions à propos d’agressions sexuelles, de violences sexuelles, de viols. J’étais là lorsque la cellule a été créée en 2015. Et je me rappelle très bien de la première fois où j’ai été confrontée par un(e) étudiant(e) qui est venu(e) dans mon bureau en disant “J’ai été violé(e).” À ce moment-là, l’institution n’était pas encore équipée des outils que nous avons aujourd’hui. Aujourd’hui je sais qui je dois appeler pour faire en sorte que la situation soit prise en main: la cellule. 

L’idée de la cellule est d’accompagner les victimes, sur les plans personnel et légal. Ces choses-là se sont évidemment produites dans le passé, mais je sais que la manière de les gérer s’est beaucoup professionnalisée avec le temps. Je ne dis pas que le processus est parfait, mais il marche quand les étudiant(e)s viennent nous voir. S’ils ne viennent pas, nous ne pouvons pas agir. 

Un autre problème important est  quand la victime ne veut pas donner le nom de la personne qui l’a agressée. Et malheureusement, ceci est une grande difficulté, parce que, pour pouvoir aller à la section disciplinaire, la victime doit accepter deux choses: de donner son propre nom et le nom de la personne qui l’a agressée. 

Un autre problème est comment s’occupe-t-on de la période entre le moment où l’accusation est formulée et la fin du processus, qui consiste en un processus légal indépendant. Il y a toujours un laps de temps où, potentiellement, la victime et l’accusé au même endroit.

TSP: Vous avez indiqué plus tôt que l’un des principaux problèmes que vous rencontriez était que les victimes ne donnaient pas le nom des coupables. Ne pensez-vous pas que c’est un défaut de l’institution que l’on ne soit pas capable de créer sur le campus une ambiance permettant aux victimes d’avoir le courage de parler au moment où elles le choisissent, avec une confiance suffisante en l’institution pour qu’elles puissent se sentir à l’aise?

Turpin: (Pause). Oui, évidemment, mais la confiance n’est pas quelque chose que l’on déclare, on la crée avec le temps. Et, encore une fois, je l’ai dit, le système n’est évidemment pas parfait.

Actions concrètes de Sciences Po

TSP: Il ne s’agit pas seulement de déclarer que les étudiants peuvent s’exprimer et se sentir en sécurité avec vous, mais aussi de créer un environnement dans lequel les étudiants savent que ces choses ne se font pas et qu’ils peuvent compter sur les autres étudiants pour trouver du soutien. 

L’année dernière, The Feminist Society a obtenu l’autorisation d’organiser des workshops pour éduquer les étudiants sur la signification de concepts tels que les violences sexuelles, le consentement et sur ce qu’est un comportement approprié. Toutes ces choses ne sont pas soutenues par l’administration. Nous n’avons pas encore d’ateliers à propos de ces sujets-là, alors que d’autres universités l’ont rendu obligatoire. En tant qu’institution, certains affirment déjà que Sciences Po n’en fait pas assez pour enseigner à ses étudiants ce qui est correct et ce qui ne l’est pas.

Turpin: On en a parlé avec The Feminist Society, on leur a demandé de faire une proposition. En ce qui concerne la seconde question, la difficulté est que ce genre de chose a lieu en dehors des murs de l’institution, dans le cadre privé, et dans des événements étudiants organisés par des associations étudiantes. 

Il y a eu un gros travail ces dernières années pour assurer que les associations étudiantes, lorsqu’elles organisent les événements, intègrent le paramètre de la potentialité d’agressions sexuelles pendant les événements qu’elles organisent, et de travailler sur les facteurs qui peuvent réduire les risques. Et ceux-ci sont: la consommation d’alcool; c’est-à-dire être conscient de quelle quantité d’alcool peut être servie et rendre obligatoire l’accès à tous les étudiants à de la nourriture et de l’eau pendant les événements étudiants. Nous accompagnons les associations étudiantes, et si nous devons en faire plus sur cet aspect, nous le ferons. 

Certains Instituts d’Études Politiques pensent sérieusement à tout simplement interdire aux associations étudiantes d’organiser des événements, de galas, parce qu’ils considèrent que c’est une solution pour réduire les risques. 

Une grosse question est comment faire en sorte que les étudiants viennent nous en parler? Encore une fois, on peut seulement faire ça si on dit que d’accord il y a une réponse rapide à proposer. Mais une réponse rapide ne peut pas être “il y a une accusation et on exclut un étudiant immédiatement et définitivement parce qu’il a été accusé.” Il y a le principe de présomption d’innocence jusqu’à la condamnation de l’étudiant.

TSP: Nous sommes tous au courant de ces principes légaux et nous savons que vous ne pouvez pas, en tant qu’institution, réagir immédiatement à certaines accusations. Mais ce que beaucoup d’étudiants demandent, en réalité, à l’administration et à l’institution est de ne pas simplement réagir, mais aussi de prévenir. Et jusqu’à présent, tout ce que vous avez dit, c’est que c’est un problème de la part de The Feminist Society de ne pas avoir proposé des mesures adéquates et que c’est en annulant des événements et en fournissant des repas que vous accompagnez les associations.

Turpin: Et cela est de la prévention. Je suis allé à des fêtes étudiantes quand vous étiez encore à l’école primaire. Et je peux vous assurer que les modes de prévention ont fondamentalement changé. Le système n’est pas parfait. C’est une nécessité pour nous et pour d’autres institutions de repenser les modes de prévention. 

TSP: Justement, est-ce que le fait d’annuler des événements, n’est pas nier le fait qu’il faut former des étudiants, justement puisque Sciences Po se dit qu’il faut créer une “élite de la nation”? Est-ce que, vraiment, le moyen de former des étudiants est de les empêcher d’organiser des fêtes, qui risquent de se transformer en fêtes clandestines? 

Turpin: Je n’ai pas dit que l’on envisageait ça, je trouve qu’au contraire ça n’a aucun sens. je Il y a deux zones où ces choses se passent: dans le cadre privé, ou dans des événement organisés par des associations étudiantes. Parce qu’il y a beaucoup d’alcool, le week-end d’intégration, les collégiades, le CRIT, ce genre d’événement. 

La tentation, évidemment, est grande de dire “On va interdire les événements étudiants et ne plus les financer, parce que comme ça il n’y a plus de risque.” Je trouve ça ridicule. Il faut accompagner les associations étudiantes, mais on ne peut pas être derrière tout. 

Il faut une responsabilisation des étudiants, des associations étudiantes qui organisent, et des étudiants eux-mêmes de savoir quand arrêter de boire. Il faut peut-être encore renforcer l’accompagnement des associations, et renforcer la sensibilisation dès la première année, puis rappel pour les deuxièmes années. 

Est-ce qu’il y aura une obligation faite? Et la seule que l’on peut vous faire c’est par crédits ECTS, de suivre des formations et des rappels de formation. On parle d’un passeport vaccinal, est-ce qu’il faut réfléchir à un passeport de sensibilisation à… beaucoup de choses: violences sexistes et sexuelles en étant une.

Concrètement, sur les choses à faire, une première étape c’est de discuter avec les associations féministes du campus, pour échanger avec elles et avoir leur input (contribution) sur la situation. Est-ce qu’il y a beaucoup de choses qui ne sont pas signalées? Parce que s’il y a des choses qui ne sont pas signalées je ne peux pas savoir. Quels sont les mécanismes qui font que ce n’est pas signalé si c’est le cas? Pour faire en sorte qu’on ait tous ces éléments pour pouvoir travailler sur un renforcement des politiques menées. Je les vois donc bloquer un créneau de deux heures cet après-midi pour avoir le temps de discuter de ça, parce que ce qu’elles ont à dire est peut-être plus proche du terrain que ce que l’on peut voir.

[Note des rédacteurs: Depuis, le Critérium inter-IEP a été collectivement annulé par directeurs et directrices des IEPs.]

TSP: Lorsque l’on a commencé les cours à Sciences Po, nous avons passé une après-midi avec Amy Greene qui nous a dit ce qu’étaient les violences sexuelles, mais c’était tout. Nous n’avons pas eu d’autres ateliers avec d’autres professionnels, nous n’avons pas eu une semaine entière. Dons nous vous demandons, allez-vous adresser ce problème plus sérieusement dans le futur, ou allez-vous maintenir une après-midi au début de chaque année, pour les nouveaux étudiants?

Turpin (T. Turpin, qui jusqu’à présent parlait en anglais, passe en français au milieu de la réponse): Évidemment que nous nous occupons de cela. Nous ne sommes pas des autruches, nous ne plongeons pas la tête dans le sable en nous disant “ça va passer”. 

Si je vous disais maintenant “on va faire ça, ça et ça”, cela serait une réaction à chaud, proche de ce que certains politiques font. 

Il y a des choses qui existent et qui fonctionnent très bien, il y a des leviers sur lesquels il faut travailler davantage, la disponibilité, la rapidité, la formation des étudiants, la formation des associations. Je sais qu’une des questions est d’avoir une représentation permanente de la cellule sur le campus.

Je sais aussi que l’institution est en train de mettre en place une commission avec des partenaires indépendants et extérieurs, un taskforce, pour voir ce qui doit être fait différemment, amélioré, sur quelle base et où. On leur demande de nous faire des propositions très concrètes: comment est-ce qu’on accueille les 1A l’année prochaine? Combien de rappels faut- il faire aux 2A? Je peux vous dire, que si nous ne rendons pas obligaroire d’une manière ou d’une autre la présence à ces réunions de présentation de ce que sont la violence sexuelle, le viol, le cadre legal, personne n’y va.

TSP: Vous parlez de mesures de renforcement que vous voudriez mettre en place sur le long terme même si vous n’avez pas encore de stratégie. Dans notre dernière interview en automne, vous nous aviez déjà dit que vous réfléchissiez à organiser, pour l’année dernière, des ateliers au cours du semestre, en mars, proposés à tous les étudiants “en étroite collaboration avec des professionnels et des académiques”, d’après vos mots, et vous voulez le mettre en place cette année à nouveau avec la Directrice Adjointe Crystal Cordell-Paris. Nous sommes déjà en février, nous n’avons reçu aucune information sur quelque événement que ce soit en mars, nous nous demandons donc si ces séminaires ont toujours lieu?

Turpin: Il ne vous a pas échappé que l’on a une actualité un peu compliquée depuis la rentrée, qui monopolise beaucoup d’énergie, rien que pour garantir que le campus soit ouvert et qu’il y ait des enseignements. La question était celle du racisme et des discriminations, et nous avons commencé à discuter avec les associations étudiantes qui consacrent leur temps et énergie à la question, et il se trouve que eux ne sont pas revenus vers nous et nous ne sommes pas revenus vers eux. 

Mais, sur ce point particulier, on a continué à réfléchir. Je ne sais pas si vous avez vu, la première conférence que nous avons fait cette année c’était avec Pap Ndiaye et une collègue universitaire de Tours sur un regard comparé entre le racisme aux États-Unis et en France. Moi je m’étais dis vu l’actualité du sujet, LS01 serait même en condition covid, rempli. Non. Il y avait, 35/40 personnes dans l’amphi et 30 qui suivaient en ligne. Parce que si on a une approche où on vous oblige à assister à ces formations, on sait que, notamment pour ceux qui aujourd’hui commettent ces actes, l’impact de la formation sera nul, parce qu’ils ne suivront pas, ils n’écoutent pas tout simplement.

La réaction personnelle de T. Turpin aux témoignages

TSP: Nous avons parlé plus tôt du fait que vous n’étiez pas au courant de quelque cas que ce soit d’un étudiant de Poitiers qui aurait été transféré à Reims, en tout cas pour ce qui est des années où vous étiez sur l’un des deux campus. Il y a aussi un cas qui a été rapporté et qui est discuté entre les étudiants d’un élève du Havre ayant été transféré beaucoup plus récemment. Nous aimerions savoir si vous pouvez confirmer ou nier que cela s’est produit et qu’il a été transféré à cause d’accusations de la sorte.

Turpin: Je ne peux évidemment pas vous donner les raisons pour lesquelles un étudiant ou d’autres étudiants ont été transférés d’un campus à un autre. Ce sont des questions qui relèvent de cas individuels. 

Je peux vous dire que les transferts que j’ai effectué de et vers des campus, et basé dans les éléments que j’ai, il n’y a aucun cas qui aurait fait l’objet de mesures disciplinaires par rapport à ce type de situation. 

J’ai, comme vous, vu ce tweet ou message. Avant qu’on procède à un transfert, on vérifie avec les collègues pourquoi on transfère. Je peux vous dire qu’il peut y avoir des situations compliquées, mais que dans ce type de situation la logique n’est pas de transférer un étudiant d’un campus à un autre mais plutôt de réfléchir à des mesures d’éloignement dans le sens d’interdiction d’accès aux bâtiments pour un étudiant. Parce que le cadre légal nous oblige, tant que la procédure est active, de garantir à l’étudiant ou étudiante accusée l’accès à la formation, ce qui se déroule en ligne.

TSP: Vous avez dit que les raisons pour lesquelles un étudiant serait transféré d’un campus à un autre devait rester confidentielles, mais quand on vient à parler de sujets qui mettent en danger potentiellement d’autres étudiants du campus sur lequel l’étudiant est transféré, est ce que vous ne pensez pas que cela devient un sujet un peu plus problématique dont il faudrait un peu plus parler?

Turpin: Dans les cas [de transfert] que j’ai eu à traiter c’est des questions de santé, de rapprochement familial, de santé psychiques, de problèmes de langue. Nous ne procédons pas à des transferts pour sortir quelqu’un d’un campus parce qu’il est dangereux, le tout pour le mettre ailleurs. Si quelqu’un est dangereux pour le collectif, il y aura des mesures d’éloignement qui seront prises pour faire en sorte que cet étudiant ne puisse plus accéder aux campus dans l’ensemble. 

Il peut y avoir des cas et c’est là la difficulté avec les réseaux sociaux: on peut très facilement dire quelque chose qui ne correspond pas à une réalité donnée d’un cas. Il y a une phase où on essaye de comprendre ce qu’il s’est passé, comment on gère ce type de cas, et quelle est la décision que l’institution doit prendre.

TSP: Là, concrètement, ce que vous dites c’est que vous remettez en cause certains témoignages qui ont été faits à propos d’étudiants potentiellement transférés d’un campus à l’autre de Sciences Po?

Turpin: Pour les raisons mentionnées. 

Croyez-moi que je me suis creusé la cervelle, que j’ai remonté toutes les différentes situations auxquelles j’ai été confronté. À titre personnel je ne peux pas m’engager sur ce qui s’est déroulé auparavant dans ce type de situation – dans un contexte où l’institution n’avait pas encore de cellule de veille et de processus déterminé pour accompagner ce genre de situation. Notre préoccupation est d’abord celle d’accompagner la victime. 

Nous pouvons être confrontés à des situations très compliquées où quelqu’un accuse une personne, et il y a une présomption d’innocence jusqu’au moment de la condamnation. Je sais que c’est très facile à dire et en même temps très difficile à entendre, notamment pour la personne qui a été victime – et je ne vous parle même pas de la lenteur des enquêtes judiciaires pénales, qui peuvent prendre plusieurs années. Mais en même temps, ce principe est le fondement du système juridique. Mais toute la difficulté est dans ce laps temps entre le moment où l’accusation est formulée et le moment où une décision disciplinaire est prise ou pas. Donc évidemment, une des choses sur lesquelles la commission indépendante – le task force – va travailler est comment faire en sorte que cette étape puisse être accélérée, sans que l’on rentre dans une logique de perdre de vue de la présomption d’innocence.

Et je sais que les associations féministes demandent à ce qu’il y ait plus d’étapes intermédiaires, plus de communication avec la victime. Je ne suis pas en train de dire que le système que nous avons est parfait, mais je sais qu’il fonctionne. Il peut y avoir, comme dans tout système, des erreurs individuelles voire collectives mais l’objectif de l’institution n’est pas de dire que ces choses n’existent pas. 

Certains témoignages m’ont, à titre personnel, interloqué. Par exemple: “Bah on m’a dit que de toute façon ça ne mènera à rien”. Je peux vous dire que pour avoir accueilli un certain nombre d’étudiants qui m’ont fait part de ça, la première réaction est de leur demander comment est-ce qu’ils souhaitent que je les accompagne, et, depuis qu’on a la cellule, de la saisir. Et non la première réaction n’est pas de dire “non ça n’existe pas, nos étudiants sont parfaits”. Non, nos étudiants ne sont pas parfaits. Personne n’est parfait, nous non plus. Au contraire, il faut faire en sorte qu’on arrive à entendre et à suivre tout le monde.

TSP: Dans vos récents emails, vous avez communiqué assez clairement qu’un comportement nuisant à la réputation de l’institution, dans ce cas des fêtes clandestines, serait sanctionné par des sanctions académiques. Ce discours a été présent, et l’est dans les esprits des étudiants. Pourquoi ce discours et ces sanctions ne s’appliquent-ils pas de la même manière pour des cas d’agression sexuelle? Pourquoi est-ce qu’il n’est pas rendu aussi clair auprès des étudiants que ce comportement peut conduire à des sanctions académiques assez expéditives similaires?

Turpin: La raison pour laquelle j’ai fait mention à cet article est que c’est la seule base légale sur laquelle nous pouvons engager des poursuites d’étudiants qui organisent des fêtes clandestines. L’institution n’a pas pouvoir de police sur ce que vous faites en dehors. Si vous organisez une fête, vous organisez une fête. Je ne peux pas venir sonner et dire “c’est interdit” (je parle ici des événements organisés hors associations étudiantes). 

Le contexte sanitaire est particulier parce que vous n’avez pas le droit de faire des fêtes. Ce type de message est pour vous rappeler que vous n’avez pas le droit de faire ce type de fête et que nous pouvons effectivement saisir la section disciplinaire si nous considérons que ce comportement porte préjudice à l’institution. Ce à quoi on se réfère dans les poursuites disciplinaires pour les questions de violences sexistes et sexuelles, c’est l’atteinte à “l’intégrité physique et morale des personnes et des biens”, comme le stipule le règlement. La réputation de l’école, dans ce sens, n’est pas l’objet.

Le rôle de Sciences Po dans la sensibilisation des étudiants

TSP: En tant qu’une institution qui proclame éduquer “l’élite de la nation”, combien pensez-vous qu’il est de votre rôle en tant qu’académiques et professeurs, d’éduquer ces étudiants aussi à propos du sens de ‘comportement sexuel’, ‘consentement’ et ‘violences sexuelles’?

Turpin: On a un rôle important à jouer, mais nous ne pouvons pas être les seuls à “éduquer”. Les étudiants arrivent chez nous à un certain âge, avec un processus d’apprentissage de normes, de comportements, de ce qu’on peut faire, de ce qu’on ne peut pas faire, qui est préexistant. Il est de notre responsabilité de le faire, et on le fera encore davantage, de manière plus régulière, plus obligatoire, plus pointue et plus précise. On n’a pas le droit de faire et de dire un certain nombre de choses. 

Et c’est pourquoi je veux que vous entendiez que le système est perfectible, et qu’il va être perfectionné pour faire en sorte qu’il y ait des connaissances qui soient basées sur la loi française – nous ne pouvons pas appliquer d’autres lois ou normes que celles autorisées par la loi française. On peut y contribuer à faire évoluer ce jeu de normes. 

Mais, et ce que je m’apprête à dire est peut-être cynique, mais je sais que certains ne l’entendront pas, ne voudront pas de cet apprentissage. Et c’est pour cela que je dis qu’aucun système dans ce domaine n’est parfait.

Excuse institutionelle

TSP: Vous avez parlé du fait que les témoignages n’étaient pas datés, et votre suspicion qu’ils se soient produits avant votre arrivée sur le campus. Pourtant, certaines personnes ont été transférées, ceci est évident et ne peut être négligé. Vous êtes dans une position, en tant que directeur de campus, de faire une déclaration. Pensez-vous qu’il devrait y avoir une excuse institutionnelle à ceux qui ont vécu des violences sexuelles, puisque rien de la sorte n’a encore été publié?

Turpin (en anglais): Je pense que vous surestimez ma capacité à influer de manière très importante sur les décisions institutionnelles.

Personnellement, je considère qu’évidemment, si l’institution a fait des erreurs, alors oui l’institution devrait s’excuser. Si le directeur me demandait de publier une déclaration d’excuse pour des choses qui se seraient produites dans le passé, alors évidemment que je le ferais. Mais je pense que c’est plus, en effet, une position institutionnelle. 

Je sais que les personnes qui sont aujourd’hui dans des positions de prendre ce type de décisions sont très susceptibles de permettre à l’institution, si elle a commis des erreurs, de les reconnaître. Je sais que l’institution a cette capacité de le faire, parce qu’elle est assez forte, qu’elle a pour objectif de former ceux qui prendront les décisions demain (le mot ‘élite’ est un peu décrié en ce moment).

Cela doit être l’occasion de repenser un certain nombre de choses, sans trahir l’idée même de la formation, qui est le modèle de la formation académique, intellectuelle, qui tient et qui est bon. 

Donc effectivement le travail sur l’éco-système, sur le contexte, et le devoir d’éducation de jeunes jusqu’à un degré très intime est notre devoir, et la situation est un rappel qu’il faut renforcer tous ces éléments.

TSP: Voulez-vous ajouter quelque chose?

Turpin: (en anglais) J’espère avoir répondu à vos questions, je sais que c’est un sujet très compliqué et délicat. J’espère sincèrement que, dans le futur, et au vu de ce que nous vivons maintenant, la manière d’adresser cela et la conscience dans l’esprit de chacun, évitera ce genre de situation où les étudiants doivent s’exprimer très publiquement, ce qui est très difficile, je trouve. Mon vœu est que ce campus soit un endroit où les étudiants aiment venir, aime s’accorder sur leur désaccord, et aiment attendre pour des délicieux repas CROUS, ou aller à LS01 pour un amphi très intellectuellement stimulant, ou simplement pour rencontrer des gens, en sachant qu’il n’y a pas de problème particulier. Nous n’éradiquerons pas tout, mais le progrès est quelque chose de progressif et constant.

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