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Par Emma Camau

Arrondi, empâté, ridé, avec de grands yeux marrons, larges pupilles noires. Le regard morne,
un peu perdu, n’a plus de cils ; sourcils broussailleux poivre et sel, joues froissées. Longs
cheveux, teinture en vain, racines blanches. Tirés en arrière, mèches rebelles retenues par
des barrettes, infantile natte attachée par un ruban en velours bleu décoloré. Nez boudiné,
imposant, bouche mince et plissée cachant un sourire malicieux et de belles dents carrées.
Menton qui pend avec quelques poils apparents.
Bossue, mince, pas très grande, extravagante : rose, vert, violet, jaune, bleu, parle fort,
sourde en devenir et myopie aggravée. Pompette au bout d’une coupe, dessine des fleurs
bleues, prend des photos floues, écrit mal. Deux enfants, deux petites filles, un mari, huit
frères et sœurs.

***

Elle restait lasse, adossée au mur, le soleil couchant était encore chaud. Il faisait lourd,
orange, rouge. Elle fumait. Elle avait dû arrêter pendant la grossesse et se satisfaire de
l’odeur du tabac froid que fumait mon grand-père. Il embaumait toute la maison dans ses
moindres recoins. Une, deux, trois bouffées, elle respirait à nouveau ; fin de journée paisible
sur les toits de Sidi Bou Saïd. L’appel à la prière du muezzin s’engouffrait dans les rues, le
reflet du soleil sur les murs blancs donnait aux grandes portes bleues d’autant plus d’éclat.
Elle marchait dans le vent, seule dans la trop grande ville.
Elle fumait, les yeux alourdis par les derniers élans des rayons. Sa peau était mate, brûlée,
presque tannée à certains endroits, on le voyait sur ses épaules maigres. Un débardeur blanc
qui laissait apparaitre ses bras minces et ses clavicules saillantes. Elle portait les cheveux
courts, très courts. Elle était de celles qui se voulaient différentes, originales. Elle se
réconfortait dans ces derniers instants tièdes et tendres avant que la nuit tombe. Les rires de
ses fils résonnaient à travers la cour, il était l’heure d’aller manger, elle éteignit sa cigarette
et referma le portail derrière elle.
C’est ainsi que j’aime l’inventer. Je la regarde et je l’imagine.

***

On était toutes les deux à la maison d’Éguilles. Mon grand-père était sorti. Nous jouions aux
cartes, un vrai tripot. Tricheries, insultes, cris, mauvaise foi, larmes, rigolades. On avait

toujours joué comme ça. Il nous arrivait d’aller nous balader l’après-midi. Elle aimait
m’emmener dans ce que l’on appelait le jardin des Oliviers. C’était notre endroit. Elle
s’arrêtait toujours au même endroit, appuyée sur ses avant-bras, allongée au milieu du
champ. Nostalgie inépuisable. Je la regardais. Ses cheveux encore dorés retenus en chignon
par un vieux ruban rose fané, grands yeux marrons teintés d’amertume. Elle n’était plus
aussi jolie qu’avant. Son fils, mon père, s’appelait Olivier. On se sentait bien dans le champ
des papas. On s’évadait.

***

Ils sont rentrés de Tunisie il y a presque trente ans maintenant. Entre Sidi Bou Saïd et Tunis
jusqu’à Aix-en-Provence. Boulevard Gambetta, le numéro cinq, la porte verte. Il y avait
deux étages avec chacun un petit balcon. Il faisait très froid dans l’entrée de l’immeuble, les
carreaux noirs et blancs, les murs jaunissants, les escaliers en bois, le pan de boîte aux lettres
marrons. On se dépêchait de monter à la maison. Étroit couloir menant à un salon spacieux,
lumineux, ouvert et piètrement décoré ; les grandes fenêtres donnaient sur la rue, ne valait
mieux pas les ouvrir. Petite cuisine orange. Une gazinière, un évier, une table carrée, deux
tabourets, le réfrigérateur était gris. Des livres, beaucoup de livres. Par terre, sous le lit, sur
les tables, et encore dans les derniers cartons restés là.
***

La montagne. Le chat, les chardons bleus, la terrasse en béton défraîchi, la table en plastique
verte et son ensemble de chaises qui donnent des coups d’électricité. C’est là qu’elle était
bien. Le petit portillon en bois, les rideaux qui empêchent les mouches de rentrer. Cette
décoration de mauvais goût orange et rouge. Les bois d’un cerf au-dessus de la télévision,
les balades nocturnes, la chasse à la sauterelle. Barbe bleue sur la terrasse, le Petit Poucet sur
le canapé, les Aristochats dans le fauteuil. La peinture le mercredi après-midi, biscottes
beurrées au goûter, sieste sur le fauteuil rouge, le piano à la cave : la javanaise. Tranche de
jambon chez le boucher, haricots verts bouillis le midi, la râpe à fromage. Jamais de dessert.

Belote à deux, belote à quatre, tricheries, insultes, rires, câlins. Elvis, Eddy Mitchell,
Bernstein, Rachid Taha, 1,2,3 soleil. Cours de mathématiques musclés, cris, pleurs, colère.
Clarinette et Sydney Bechet. Un immense champ des papas.

 

 

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