La Información, 12 août 2014.

Une entreprise dans le commerce de fruits exotiques, un gouvernement nationaliste en Amérique Latine et les services d’intelligence américains, quel lien y a t-il entre ces trois éléments ?

Introduit durant la seconde moitié du 2ème siècle en Europe, le marché de la banane n’a cessé de grandir, jusqu’à devenir un incontournable de nos cuisines. Aujourd’hui, trois firmes dominent près de deux tiers du marché bananier mondial : Chiquita, anciennement nommée United Fruit, Del Monte et Dole. Chiquita figure parmi les plus grandes compagnies productrices et exportatrices de bananes, elle est aussi l’une des plus anciennes implantées en Amérique Centrale, notamment au Guatemala. En 1982, l’écrivain Stephen Schlesinger et le journaliste Stephen Kinzer publient Bitter Fruit qui enquête sur les liens entre ce géant de la distribution, les hautes sphères politiques des États-Unis et de l’Amérique Latine. Les auteurs y exposent la puissance de cette multinationale dans le contexte idéologique de la Guerre Froide et de la doctrine Monroe qui place les États-Unis en “gardien” des intérêts du continent américain pour justifier leurs interventions à l’étranger. Cet article retrace l’avènement de la république guatémaltèque à son inévitable chute face aux intérêts de plus grandes puissances. 

 

Colonisé par les Espagnols durant le XVIe siècle, le Guatemala obtient son indépendance en 1821. L’ordre social guatémaltèque est alors fortement impacté par la colonisation. Il repose sur une économie centrée sur la production de café et d’autres biens destinés à l’exportation vers l’Europe et l’Amérique du Nord. De la fin du XIXe siècle à 1944, une série de dirigeants autoritaires gouvernent le Guatemala et octroient de nombreuses concessions à des investisseurs étrangers pour cultiver les terres, au détriment des populations indigènes. Ainsi, au début du XXe siècle, près de 70% des terres agricoles appartiennent à 2% de la population, principalement des exploitants étrangers. Le pays quitte la période coloniale pour se diriger vers une politique néo-coloniale, en devenant dépendant économiquement des puissances européennes et américaines. 

 

Avec l’influence de la révolution mexicaine et de la victoire américaine sur l’Allemagne Nazie, les guatémaltèques mènent une rébellion populaire contre le régime autoritaire de Jorge Ubico. Juan José Arévalo devient le premier président élu démocratiquement, en 1944. Il introduit rapidement des mesures sociales mais aussi nationalistes dans le but de renforcer le pays face à l’ingérence étrangère. Sa principale contribution est l’élaboration du code du travail guatémaltèque, inspiré par les États-Unis, et qui introduit notamment un salaire minimum pour tous les travailleurs. Il renforce aussi les principes démocratiques en élargissant le suffrage. En 1951, il est remplacé par Arbenz qui se concentre, lui, sur des réformes agraires. En 1952, il promulgue le décret 900 qui refonde le système de distribution des terres agricoles, au bénéfice des paysans locaux. Selon l’article VI du décret, les propriétaires expropriés seront indemnisés à hauteur de la valeur déclarée des terres exploitées sur les registres fiscaux. La majorité des terres obtenues par les entreprises étrangères étant sous-évaluées par le système fiscal, les entreprises expropriées ne bénéficient que de peu d’indemnisation de la part de l’État guatémaltèque. United Fruit perd ainsi plusieurs centaines de milliers d’hectares de ses terres non cultivées. Implantée depuis 1899 au Guatemala, elle voit son monopole sur la production des terres agricoles et sur l’acheminement ferroviaire directement menacé par le gouvernement d’Arbenz. En quelques décennies, l’entreprise avait acquis la totalité des voies de chemin de fer, via l’achat de la compagnie International Railways of Central America (IRCA). Elle possédait aussi une grande part de l’exploitation agricole du pays grâce à d’importantes concessions accordées par le président Manuel José Estrada Cabrera entre 1898 et 1920. 

 

Dès la promulgation du décret 900, l’entreprise américaine lance une campagne de désinformation et de lobbying auprès de l’opinion publique et des plus grandes instances politiques américaines. L’entreprise se tourne vers le propagandiste Edward Bernays pour lancer une campagne visant à influencer les médias américains. Il met en place et partage des bulletins confidentiels à plus de 250 journalistes américains et sponsorise des publicités faisant craindre une crise au Guatemala au nom de la Croix Rouge et d’autres services publiques. United Fruit commissione aussi l’agence Washington Advertising Firm de lui fournir un rapport sur la présence communiste au Guatemala et use de son influence pour gagner le soutien des sénateurs américains, grâce au lobbyiste Thomas Corcoran. Implantée dans toutes les sphères publiques américaines, la multinationale ne tarde pas à convaincre le cabinet du président Eisenhower d’agir au Guatemala. 

 

Cette campagne de communication aux États-Unis a porté ses fruits. Entre 1952 et 1954, l’opération PBSuccess est organisée par la Central Intelligence Agency (CIA) afin de préparer le renversement du gouvernement d’Arbenz. Avec Allen Dulles à la tête de la CIA de 1953 à 1961 et son frère John Foster Dulles secrétaire d’État des États-Unis durant le mandat d’Eisenhower, l’opération a bénéficié d’un traitement de faveur. Le coup d’État est planifié avec l’aide des régimes dictatoriaux voisins du Guatemala. L’officier Carlos Castillo Armas, alors en exil au Nicaragua, est choisi pour diriger “l’armée de libération,” constituée de quelques centaines d’hommes. L’opération s’articule sur plusieurs plans afin d’isoler Arbenz. Les États-Unis ne cachent pas leurs tensions avec le pays et instaurent un embargo sur le Guatemala. La CIA envoie l’ambassadeur John E. Peurifoy au Guatemala pour leur transmettre quotidiennement des informations sur l’état des affaires guatémaltèques. Seulement, l’arme principale des États-Unis est la radio. En mai 1954, la nouvelle radio de propagande, Voice of Liberation, diffuse des messages de propagande anti-communistes à la population du Guatemala depuis Miami. Elle contribue à semer la panique parmi les guatémaltèques en diffusant de fausses informations sur la puissance de l’armée rebelle et en incitant à résister au régime d’Arbenz. Le dernier acte de l’opération PBSuccess permet de renverser le gouvernement d’Arbenz en douze jours. 

 

Le président Arbenz est contraint de partir en exil et finira sa vie au Mexique. Quatre ans après avoir récupéré ses terres, United Fruit est contrainte par la justice américaine de les céder, ainsi que son monopole sur l’IRCA, pour non-respect du droit de la concurrence. La multinationale reste présente dans le pays même si son influence se réduit au fur et à mesure des années. En 1970, l’entreprise change de nom et d’actionnaire majoritaire. Elle devient l’United Brands Company puis Chiquita Brands International en 1989. Devenu une véritable “république bananière” aux ordres des intérêts des multinationales, le Guatemala est dirigé par une série de dictatures militaires qui plongent le pays dans une guerre civile jusqu’en 1996. Près de 200 000 civils sont tués, principalement indigènes, et toute une génération est marquée par la violence qui règne dans le pays. Le Guatemala est ainsi tristement devenu un cas d’école témoignant de l’ingérence des États-Unis sur le continent américain dans le but de protéger leurs intérêts économiques.

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