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La Zone d’intérêt, ou comment raconter l’horreur par la vie quotidienne

By February 18, 2024 No Comments

Credit: BAC Films

Sorti le 31 janvier, le Grand Prix de Cannes 2023 suscite manifestement un grand intérêt au sein du public français. À en croire les médias, l’engouement provoqué par ce film d’auteur semble étonnant : La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer cumule désormais 200 000 entrées une semaine après sa sortie. Comment un film sur la Shoah, s’emparant d’un sujet plus que difficile à traiter, et qui fait le choix du hors-champ pour décrire l’horreur, a réussi à convaincre le public ? Décorticage d’une réalisation glaçante et réussie avec brio. 

La discordance frappante entre le son et l’image

La première chose que remarque le spectateur, c’est le décalage criant du son par rapport à l’image. Une image soignée, une maison aux couleurs usées, des scènes bucoliques du quotidien qui dénotent de l’horreur indicible que laisse transparaître le paysage sonore ambiant. Ce décalage constant, entre scènes quotidiennes de repas, de fêtes, de jardinages, et cris, tirs, aboiements de chiens. Le son tétanise, nous enveloppe dans une constante sidération. Dans un entretien accordé au Monde, le réalisateur déclarait justement: “Mon film repose, en quelque sorte, sur la vibration entre ce que l’on voit et ce que l’on entend”. La Zone d’intérêt joue en effet sur une constante dissonance, produite par la superposition des longs plans de la maison des Höss, paisible et soignée, et l’horreur que laissent transparaître les sons entendus depuis le camp. L’aboiement des chiens et les hurlements stridents sont assez pour rappeler au public à chaque instant l’atroce vérité. De la même manière, l’image en elle-même est le vecteur de sidération ressentie. Les premier et deuxième plans racontent une histoire totalement différente : l’un reflète une journée estivale, l’autre, plus sombre, montre le camp surplombant cette scène d’apparence normale. C’est ce contraste qui permet au film d’apporter une nouvelle perspective de la vie quotidienne d’une famille d’un haut dignitaire nazi. 

Le sentiment de nausée, de malaise constant transmis par le film, est appuyé par la manifeste nonchalance et l’indifférence des protagonistes : ceux-ci semblent habitués par l’atrocité qui les entourent : ils ferment les fenêtres d’un air non pas choqué mais désabusé lorsque l’odeur devient insupportable, se contentent de couvrir leur mur de glycines pour masquer les bâtiments du camp. Lorsque Hedwig Höss, jouée par Sandra Hüller, fait visiter l’immense jardin de sa maison à sa mère, les deux échangent en plaisantant avec désinvolture sur la possible présence de l’employeuse juive de cette dernière dans le camp. 

La demeure familiale et le camp d’Auschwitz, deux mondes presque immiscibles 

Si une sorte de frontière invisible semble se matérialiser entre la quiétude du foyer des Höss et l’horreur du camp d’Auschwitz, un simple jardin les sépare :  des éléments matériels du camp, comme des objets, vêtements, sont donc transportés d’un lieu à l’autre et permettent de transmettre toute l’atrocité de la Shoah. C’est sur ce point que le film de Glazer est excellent : à travers des détails, il parvient à constamment introduire de nouvelles informations au public. 

Cette proximité de la maison avec le camp permet au réalisateur de travailler ses scènes avec les plans et perspectives. Lors de la fête organisée autour de la piscine familiale, la fumée du train amenant les déportés passe dans arrière-plan du jardin, rappelant la proximité du camp et du génocide. Quant à eux, les enfants du couple jouent avec des dents en or, se déguisent en hauts responsables nazis. Encore une fois, tout, même les jeux d’enfants, nous rappellent l’atrocité de la réalité et l’endoctrinement radical des jeunes dans une société totalitaire. 

L’un des seuls moments où les camps de la mort et la vie des Höss s’entrecroisent se déroule autour de la rivière bordant la maison. La famille prend un moment de loisir à s’amuser dans l’eau trouble et rafraîchissante de celle-ci, jusqu’à ce que Rudolf Höss tombe sur un ossement. Il réalise en même temps que le spectateur que les nazis déversent les ossements et cendres directement dans cette rivière. D’un air dégouté et affolé, il tire ses enfants de l’eau et les ramène au sein de leur maison. 

Le hors-champ, le parti-pris audacieux de ne rien montrer …

Dès les premières minutes du film, le choix du réalisateur semble clair : se distancer de la façon dont la Shoah a été représentée dans des œuvres antérieures. Si certaines sont restées dans la mémoire de beaucoup pour avoir dévoilé en détail l’intérieur des camps de manière choquante, pour marquer le public, ce n’est pas le cas ici. Le choix du réalisateur fait tout son sens, et montre certes l’horreur d’une manière plus insidieuse et détournée, mais de façon toute aussi percutante.  

En prenant des chemins détournés pour raconter la Shoah, le réalisateur réussit à transmettre un malaise palpable tout le long du film. Les seuls personnages à l’écran sont cette famille et ses fréquentations. L’immersion dans le quotidien des familles nazies entourant les camps est donc totale. Notre perception semble contrainte par les murs du jardin des Höss, mais ce cadre choisi permet de ne pas tomber dans l’écueil du voyeurisme du génocide. Cette vision partielle, constituée de bribes d’informations, permet au spectateur de venir combler, reconstituer avec effroi les bouts manquants de lui-même à travers son imagination. 

… Qui ne semble pas faire l’unanimité

Après mon visionnage de La Zone d’intérêt, mon premier réflexe a été de lire les critiques de la presse, pour confirmer mon avis vivement positif. J’étais encore dans la torpeur provoquée par ce film, les images toujours gravées sur la rétine. Si les premières qui s’affichèrent sur mon écran étaient positives, j’ai été frappé par plusieurs critiques certainement plus dures sur le Grand Prix de Cannes 2023. Celle de Télérama par exemple, semble plutôt désabusée par sa réalisation, qui est jugée comme “facile” : 

Le cinéaste utilise, certes, le hors-champ de manière radicale, et, reconnaissons-le, particulièrement dérangeante. Mais l’on peut aussi se demander si ce n’est pas le choix de la… facilité. Quoi de plus malin, en effet, que de se braquer sur la banalité du mal en son jardin, de réduire la machine de mort à une partition sonore, pour ne pas avoir à montrer ce qui se passe de l’autre côté ?”

Si cette critique permet de soulever d’intéressants questionnements, comme le degré de l’impact du hors-champ sur le public pour retranscrire la Shoah, elle semble ne pas prendre en compte à quel point l’ambiance pesante des sons, et le contexte choquant du quotidien des Höss dévoilent assez au spectateur pour comprendre l’horreur des camps de concentration. Chaque scène en est un rappel ; rien n’est laissé au hasard : la femme récupère les biens personnels des juifs déportés comme un manteau de fourrure ou du maquillage sans remords, le jardinier utilise des cendres pour fertiliser la terre – tout cela ne peut être décrit seulement comme une facilité de la part du réalisateur. Les chiens aboient, les mis-à-morts crient, les soldats tirent, tout cela ne peut être seulement décrit comme une simple « partition sonore ». Il y a là une puissance impressionnante : tous ces éléments sont suffisamment évocateurs pour planter en nous une profonde sensation d’effroi sans pour autant tomber dans les écueils récurrents des fictions sur la Shoah. 

Comment raconter ce qui ne peut être dit ? 

Le hors-champ de Glazer ne permet-il pas de retranscrire les événements de la Shoah comme l’affirme une partie des critiques ? À titre personnel, je pense tout l’inverse. Si des films comme La Liste de Schindler ont essayé de montrer par l’image le génocide et son atrocité en rentrant dans les camps, il leur a souvent été reproché de faire de la Shoah un spectacle. 

C’est notamment ce qui avait fait scandale avec l’affaire du « travelling de Kapo », la polémique venant d’une scène de recadrage d’un cadavre de déportée en contre-plongée dans le film de Pontecorvo Kapo. Le cinéaste Rivette s’était notamment insurgé dans un numéro des Cahiers du cinéma en 1961. Ce scandale ayant éclaboussé l’histoire du cinéma au XXème siècle révèle le caractère éminemment polémique, à toutes les époques, de représenter les camps d’extermination. Dans La Zone d’intérêt, le but est justement de ne pas tomber dans ces écueils, en proposant des scènes du quotidien laissant transparaître la barbarie des camps avec précaution. Il semble très délicat d’aborder avec justesse et véracité certains sujets comme la Shoah. 

Marguerite Duras dans Hiroshima, Mon Amour, met en scène le caractère indicible des événements décrits. Elle dévoile cette l’impossibilité à travers un dialogue entre deux personnages : l’un a vécu la tragédie, l’autre pense la connaître. 

ELLE

— J’ai vu les actualités. Le deuxième jour, dit l’Histoire, je ne l’ai pas inventé, dès le deuxième jour, des espèces animales précises ont ressurgi des profondeurs de la terre et des cendres. Des chiens ont été photographiés. Pour toujours. Je les ai vus. J’ai vu les actualités. Je les ai vues. Du premier jour. Du deuxième jour. Du troisième jour.

LUI (il lui coupe la parole).

— Tu n’as rien vu. Rien. Chien amputé. Gens, enfants. Plaies. Enfants brulés hurlant.

ELLE

— … du quinzième jour aussi. Hiroshima se recouvrit de fleurs. Ce n’étaient partout que bleuets et glaïeuls, et volubilis et belles d’un jour qui renaissaient des cendres avec une extraordinaire vigueur, inconnue jusque-là chez les fleurs.

ELLE

— Je n’ai rien inventé.

LUI

— Tu as tout inventé.

(…)

ELLE (bas)

— Ecoute… Je sais… Je sais tout. Ça a continué.

LUI

— Rien. Tu ne sais rien

À chaque lecture ou visionnage d’une œuvre faisant mémoire de la Shoah, je reviens à ce dialogue portant sur Hiroshima. Marguerite Duras parvient en effet à mettre en lumière toute la difficulté de se figurer les tragédies et l’impossibilité de les retranscrire, ni par les images ni par  les mots. L’outil cinématographique ne sera jamais en mesure de saisir l’effroyable réalité du génocide juif. Seule l’expérience de la victime et rescapé, ancrée dans sa mémoire, semble pouvoir se rapprocher de l’incommensurable vérité. 

Un retour brutal à l’époque contemporaine qui nous rappelle l’importance du devoir de mémoire

Soudainement, sans prévenir, le film nous projette violemment dans notre époque actuelle. Nous quittons le passé pour l’instant présent, au sein du camp d’Auschwitz-Birkenau. Des agents d’entretien nettoient les lieux avant l’arrivée de visiteurs. Notre esprit est toujours ancré dans l’affreuse réalité, bien réelle de la Shoah et nous sommes soudainement face à la mémoire qui se perpétue. C’est la première fois du film que nous entrons dans le camp, mais à l’époque contemporaine.Cette dernière séquence est primordiale, puisqu’elle permet au public de se mettre face à la Shoah et à ses conséquences. 

Le film de Glazer semble étroitement lié au concept souvent critiqué de Hannah Arendt de la banalité du mal. Au début du film, Rudolf Höss s’entretient avec plusieurs hommes dans son bureau, et discutent froidement du processus industriel de crémation des corps. Des bureaucrates, ingénieurs et fonctionnaires autour d’une table, tentent de résoudre un problème d’ingénierie dans un souci d’efficacité pour atteindre un objectif mortel. Avec la dernière séquence du film, les conséquences de cette action sont dévoilées : un empilement sans fin de chaussures, d’hommes, de femmes, d’enfants dévoile assez, aucune image d’horreur graphique n’est nécessaire pour comprendre. 

Le choix du hors-champ me semble aussi bien intéressant que novateur, pour raconter ce qui ne peut être dit. Il permet une immersion complète et suffocante, qui vous plonge dans cette frénésie mortelle et l’effroyable désir d’anéantissement perpétué contre les Juifs et Tsiganes par les fonctionnaires du régime nazi.

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